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Page ERRATA. 50, ligne 2, etoudir lisez étourdir 78, 6, où sommes où nous sommes 93, 10, avooit aroit 138, • 23, sus sur 145, de le 146, 20, valée vallée 154, 5, paisir plaisir 167, 10, a \r. mort a la mort 208, 15, avoir avoil J_jes éditions de Paris et de Lausanne, étant devenu extrêmement rares, j'ai consenti enfin a ce que l'on republiât à Londres ce petit ouvrage tel que je l'ai composé. La traduction, comme on sçait, a paru avant l'original ; il est fort aisé de croire que ce n'etoit pas mon intention — des circonstances, peu intéressantes pour le public, en ont été la cause. J'ai préparé quelques Episodes ; ils sont indiqués, à la page 200, comme faisant suite a Vathek — peut-être paroitront-ils un jour. W. BECKFORD. 1 Juin, 1815. VATH EK, V athek, neuvième Calife de la race des Abbassides, étoit fils de Motassem, et petit-fils d'Haroun Al-Rachid. Il monta sur le trône à la fleur de son âge. Les grandes qualités qu'il possédoit déjà, fai- soient espérer à ses peuples que son règne seroit long et heureux. Sa figure étoit agréable et majestueuse; mais quand il étoit en colère, un de ses yeux devenoit si terrible qu'on D'en pouvoit soutenir le regard : le malheureux sur lequel il le fixoit tomboit à la renverse, et quelquefois même expiroit à l'instant. Aussi, dans la crainte de dépeupler ses états et de faire un désert de son palais ce prince ne se mettoit en colère que très-rarement. u ( » ) Il étoit fort adonné aux femmes et aux plaisirs de la table. Sa générosité étoit" sans bornes, et ses débauches sans retenue. Il ne croyoit pas comme Omar Ben Ab- dalaziz, qu'il fallût se faire un enfer de ce monde, pour avoir le paradis dans l'autre. Il surpassa en magnificence tous ses prédécesseurs. Le palais d'Alkorremi bâti par son père Motassem sur la col- line des chevaux pies, et qui commanr doit toute la ville de Samarah ne lui parut pas assez vaste. Il y ajouta cinq ailes, ou plutôt cinq autres palais, et il destina chacun d'eux à la satisfaction d'un des sens. Dans le premier de ces palais, les ta- bles étoient toujours couvertes des mets les plus exquis. On les renouvelloit nuit et jour, à mesure qu'ils se refroid- issoient. Les vins les plus délicats et les meilleures liqueurs couloient à grands flots de cent fontaines qui ne tarissoient jamais. Ce palais s'appeloit le Festin éternel ou V Insatiable. ( 3 ) On nommoit le second palais le Temple de la Mélodie, ou le Nectar de VAme. Il étoit habité par les premiers musiciens et poètes de ce temps, qui, se disper- sant par bandes, faisoient retentir tous les lieux d alentour de leurs chants. Le palais nommé les Délices des yeux, ou le Support de la mémoire, étoit un enchante- ment continuel. Des raretés rassem- blées de toutes les parties du monde, s'y troui oient en profusion et dans le plus bel ordre. On y voyoit une galerie de ta- bleaux du célèbre Mani, et des statues qui paroissoient animées. Là, une per- spective bien ménagée charmoit la vue ; ici, la magie de l'optique la trompoit agré- ablement: autre part, on trouvoit tous les trésors de la nature. En un mot, Va- thek, le plus curieux des hommes, navoit rien omis dans ce palais de ce qui pouvoit contenter la curiosité de ceux qui le vi- sitoient. Le palais des Parfums, qu'on appelloit aussi V Aiguillon de la Folupté, étoit divisé B 2 ( 4 ) en plusieurs salles. Des flambeaux et des lampes aromatiques y étoient allumés, même en plein jour. Pour dissiper l'a- gréable ivresse que donnoit ce lieu, on des- cendoit dans un vaste jardin, où l'assem- blage de toutes les fleurs faisoit respirer un air suave et restaurant. Dans le cinquième palais, nommé le Ré- duit de la Joie, ou le Dangereux, se trou- voient plusieurs troupes de jeunes filles. Elles étoient belles et prévenantes comme les Houris, et jamais elles ne se lassoient de bien recevoir ceux que le Calife vou- loit admettre en leur compagnie. Malgré les voluptés dans lesquelles Vathek se plongeoit, ce prince n'en étoit pas moins aimé de ses peuples. On croyoit qu'un Souverain qui se livre au plaisir, est pour le moins aussi propre à gouverner que celui qui s'en déclare l'ennemi. Mais son caractère ardent et inquiet ne lui per- mit pas d'en rester là. Du vivant de son père il avoit tant étudié pour se désen- nuyer, qu'il savoit beaucoup; il voulut ( s ) enfin tout approfondir, même les sciences qui n'existent pas. Il aimoit à disputer av< !C les sa vans ; mais il ne falloit pas qu'ils poussassent trop loin la contradiction. Aux uns il fermoit la bouche par des pré- sens ; ceux dont l'opiniâtreté résistoit à sa libéralité, étoient envoyés en prison- pour calmer leur sang: remède qui sou- vent réussissent. Yathek voulut aussi se mêler des que- relles théologiques, et ce ne fut pas pour le parti généralement regardé comme or- thodoxe qu'il se déclara. Il mit par-là tous les dévots contre lui: alors il les per- sécuta ; car à quelque prix que Ge fût, il vouloit toujours avoir raison. Le grand Prophète Mahomet, dont les Califes sont les Vicaires, étoit indigné dans le septième Ciel de la conduite ir- réligieuse d'un de ses successeurs. Lais- sons-le faire, disoit il aux génies qui sont toujours prêts à recevoir ses ordres : voyons où ira sa folie et son impiété ; s'il en fait trop, nous saurons bien le châ- ( 6 ) tier. Aidez-lui à bâtir cette tour qu'à l'imitation de Nembrod, il a commence d'élever ; non comme ce grand guerrier pour se sauver d'un nouveau déluge, mais par l'insolente curiosité de pénétrer dans les secrets du Ciel. Il a beau faire, il ne devinera jamais le sort qui l'attend. Les génies obéirent ; et quand lés ouv- riers élevoient durant le jour la tour d'une coudée, ils y en ajoutoient deux pendant la nuit. La rapidité avec laquelle cet édifice fut construit, flatta la vanité de Vathek. Il pensoit que même la matière insensible se prêtoit à ses desseins. Ce prince ne considéroit pas, malgré toute sa science, que les succès de l'insensé et du méchant, sont les premières verges dont ils sont frappés. Son orgueil parvint au comble lors- qu'ayant monté, pour la première fois, les quinze cents degrés de sa tour, il re- garda en bas. Les hommes lui paroissoi- ent des fourmis, les collines des taupini- ères, et Samarah une ruche d'abeilles. ( 7 ) L'idée que cette élévation lui donna de sa propre grandeur, acheva de lui tourner la tète. Il alloit s'adorer lui-même, lors- qu'on levant les yeux il s'apperçut que les astres étoient aussi éloignés de lui que lorsqu'il etoit au niveau de la terre. Il se consola cependant du sentiment in- volontaire de sa petitesse, par ridée de paroitre grand aux yeux des autres. Il se flatta que les lumières de son esprit surpasseroient la portée de ses yeux, et qu'il feroit rendre compte aux étoiles des arrêts de sa destinée. Pour cet effet, il passoit la plupart des nuits sur le sommet de sa tour, et se croyant initié dans les mystères astrolo- giques, il sïmagina que les planètes lui annonçoient de merveilleuses aventures. Un homme extraordinaire devoit venir d'un pays dont on n'avoit jamais entendu parler, et en être le héraut. Alors, il re- doubla d'attention pour les étrangers, et ilt publier à son de trompe dans les rues île Samarah, qu'aucun de ses sujets n'eût ( 8 ) à retenir ni à loger Les voyageurs ; il vou- loit qu'on les amenât tous dans son palais. Quelque teins après cette proclamation, parut un homme dont la figure étoit si effroyable, que les gardes qui s'en empa- rèrent furent obligés de fermer les yeux en le conduisant au palais. Le Calife lui- même parut étonné à son horrible aspect ; mais la joie succéda bientôt à cet effroi involontaire. L'inconnu étala devant le prince des raretés telles qu'il n'en avoit jamais vues, et dont il n'avoit pas même conçu la possibilité. Rien, en effet, ire toit plus extraordi- naire que les marchandises de l'étranger, La plupart de ses bijoux étoient aussi bien travaillés que magnifiques. Ils avoi- ent outre cela une vertu particulière, dé- crite sur un rouleau de parchemin attaché à chaque pièce. Des pantoufles par leur mouvements spontanées epargnoient la fatigue de marcher ; des couteaux cou- poient sans le mouvement de la main ; et des sabres portoient le coup d'euxmême au moindre geste. ( 9 ) Parmi ces curiosités inconcevables les sabres surtout, dont les lames jettoient un feu éblouissant, fixèrent l'attention du Calife qui se promettoit de déchiffrer à loisir des caractères inconnus qu'on y avoit gravés. Sans demander au march- and quel en étoit le prix, il Ht apporter devant lui tout l'or monnoyé du trésor, et lui dit de prendre ce qu'il voudrait. Ce- lui-ci prit peu de chose, et en gardant un profond silence. Vathek ne douta point que le silence de l'inconnu ne fût causé par le respect que lui inspiroit sa présence. Il le rit avancer avec bonté, et lui demanda d'un air affable qui il étoit, d'où il venoit, et où il avoit acquis de si belles choses ? L'homme, ou plutôt le monstre, au lieu de répondre à ces questions, frotta trois fois son front plus noir que lebène, frappa quatre fois sur son ventre dont la cir- conférence étoit énorme, ouvrit de gros 5reux qui paroissoient deux charbons ar- dens, et se mit à rire avec un bruit affreux ( io ) en montrant de larges dents couleur d'ambre rayés de verd. Le Calife, un peu ému, répéta sa de- mande ; mais il ne reçut pas d'autre ré- ponse. Alors, ce prince commença à s'impatienter, et s'écria : sais-tu bien, malheureux, qui je suis, et de qui tu te joues ? Et s'adressant à ses gardes, il leur demanda s'ils l'avoient entendu parler ? Ils répondirent qu'il avoit parié, mais que ce qu'il avoit dit n'étoit pais grand'chose. Qu'il parle donc encore, reprit Vathek, qu'il parle comme il pourra, et qu'il me dise qui il est, d'où il vient, et d'où il a apporté les étranges curiosités qu'il m'a offertes? Je jure par l'âne de Balaam que s'il se tait davantage, je le ferai repentir de son obstination. En disant ces mots, le Calife ne put s'empê- cher de lancer sur l'inconnu un de ses re- gards dangereux : celui-ci n'en perdit pas seulement contenance ; l'oeil terrible et meurtrier ne fit aucun effet sur lui. On ne sauroit exprimer l'étonnemenfc ( 11 ) des courtisans, quand ils s'apperçurent que lincivil marchand soutenoit une telle épreuve. Ils s'étoient tous jettes la face contre terre, et y seroient restés, si le Calife ne leur eût dit d'un ton furieux : levez-vous, poltrons, et saisissez ce misé- rable! qu'il soit traîné en prison et gardé à vue par mes meilleurs soldats ! Il peut emporter avec lui l'argent que je viens de lui donner; qu'il le garde, mais qu'il parle. A ces mots, on tomba sur l'étran- ger ; on le garrotta de fortes chaînes, et on le conduisit dans la prison de la grande tour. Sept enceintes de barreaux de fer, garnis de pointes aussi longues et aussi acérées que des broches, lenvironnoient de tous cotés. Le Calife demeura cependant dans la plus violente agitation ; â peiné voulut-il se mettre à table, et ne mangea que de trente-deux plats sur les trois cents qu'on lui servoit tous les jours. Cette diète, à laquelle il n'étoit pas accoutumé, l'auroit seule empêché de dormir. Quel effet ne ( 12 ) dut-elle pas avoir, étant jointe à l'inquié- tude qui le tourmentoit ! Aussi, dés qu'il fut jour, il courut à la prison pour faire de nouveaux efforts auprès de l'opiniâtre inconnu. Mais sa rage ne sauroit se dé- crire quand il vit qu'il n'y étoit plus, que les grilles de fer étoient brisées, et les gardes sans vie. Le plus étrange délire s'empara de lui. ïl se mit à donner de grands coups de pied aux cadavres qui fentouroient, et continua tout le jour à les frapper de la même manière. Ses courtisans et ses visirs firent tout ce qu'ils purent pour le calmer; mais voyant qu'ils n'en pouvoient venir à bout, ils s'écriè- rent tous ensemble : le Calife est devenu fou ! le Calife est devenu fou ! Ce cri fut bientôt répété dans toutes les rues de Sarnarah. 11 parvint enfin aux oreilles de la princesse Carathis, mère de Vathek. Elle accourut toute alarmée, pour essayer le pouvoir qu'elle avoit sur l'esprit de son fils. Ses pleurs et ses embrassemens réussirent à le calmer ; et ( 13 ) cédant bientôt à ses instances, il se laissa ramener dans son palais. Carathis n'eut garde d'abandonner son fils à lui-même. Après qu'elle l'eut fait mettre au lit, elle s'assit auprès de lui, et tâcha par ses discours de le consoler et de le tranquilliser. Personne ne pou- voit mieux y parvenir. Vathek l'aimoit et la respectoit, non-seulement comme une mère, mais encore comme une femme douée d'un génie supérieur. Elle étoit Grecque, et lui avoit fait adopter tous les systèmes et les sciences de ce peuple, en horreur parmi les bons Musulmans. L'astrologie judiciaire étoit une de ces sciences, et Carathis la possédoit parfaitement. Son premier soin fut donc de faire ressouvenir son fils de ce que les étoiles lui avoient promis, et elle pro- posa de les consulter encore. Hélas ! lui dit le Calife, dès qu'il put parler, je suis un insensé, non d'avoir donné qua- rante mille coups de pied à mes gardes, qui se sont sottement laissé mourir ; mais ( 14 ) parce que je n'ai pas réfléchi que cet homme extraordinaire étoit celui que les planètes m'avoient annoncé. Au lieu de le maltraiter, j'aurois dû essayer de le gagner par la douceur et les caresses. Le passé ne peut se rappeller, répondit Carathis ; il faut songer à l'avenir. Peut- être verrez-vous encore celui que vous regrettez ; peut-être ces écritures qui sont sur les lames des sabres, vous en ap- prendront des nouvelles. Mangez et dor- mez, mon cher fils; nous verrons demain ce qu'il y faudra faire. Vathek suivit ce sage conseil, du mieux qu'il put. Le lendemain, il se leva dans une meilleure situation d'esprit, et se fit aussi-tôt apporter les sabres merveilleux. Afin de n'être pas ébloui par leur éclat, il les regarda au travers d'un verre co- loré, et s'efforça d'en déchiffrer les ca- ractères ; mais ce fut en vain : il eut beau se frapper le front, il ne connut pas une seule lettre. Ce contretems lauroit fait retomber dans ses premières fureurs, si Carathis n'étoit entrée à propos. ( 15 ) Prenez patience, mon fils, lui dit-elle ; vous possédez assurément toutes les sci- ences. Connoître les langues est une ba- gatelle du ressort des pédans. Promettez des récompenses dignes de vous à ceux qui expliqueront ces mots barbares que vous n'entendez pas, et qu'il est au-des- sous de vous d'entendre ; bientôt vous se- rez satisfait. Cela peut être, dit le Ca- life ; mais en attendant je serai excédé par une foule de demi-savans, qui feront cet essai autant pour avoir le plaisir de bavarder, que pour obtenir la récom- pense. Apres un moment de réflexion, il ajouta : je veux éviter cet inconvénient. Je ferai mourir tous ceux qui ne me satis- feront pas ; car, grâces au Ciel, j'ai as- sez de jugement pour voir si Ton traduit, ou si Ton invente. Oh ! pour cela, je n'en doute pas, ré- pondit Carathis. Mais faire mourir les ignorans est une punition un peu sévère, et qui peut avoir de dangereuses consé- quences. Contentez-vous de leur faire ( 16 ) brûler la barbe ; les barbes ne sont pas aussi nécessaires dans un état que les hommes. Le Calife se rendit encore aux raisons de sa mère, et fit appeîler son pre- mier Visir. Morakanabad, lui dit-il, fais annoncer par un crieur public, dans Sa- marah, et dans toutes les villes de mon empire, que celui qui déchiffrera des ca- ractères qui paroissent indéchiffrables, aura des preuves de cette libéralité con- nue de tout le monde ; mais qu'au défaut de succès, on lui brûlera la barbe jus- qu'au moindre poil. Qu'on publie aussi que je donnerai cinquante belles esclaves, et cinquante caisses d'abricots de l'isle de Kirmith, à qui m'apprendra des nou- velles de cet homme étrange que je veux revoir. Les sujets du Calife, à l'exemple de leur maître, aimoient beaucoup les femmes et les caisses d'abricots de l'isle de Kir- mith. Ces promesses leur firent venir l'eau à la bouche, mais ils n'en tâtèrent pas ; car personne ne savoit ce qu'étoit ( 17 ) devenu l'étranger. Il n'en fut pas de même de la première demande du Calife. Les savans, les demi-savans, et tous ceux qui n'étaient ni l'un ni l'autre, mais qui croyoient être tout, vinrent courageuse- ment hasarder leur barbe, et tous la per- dirent. Les eunuques ne faisoient autre chose que de brûler des barbes; ce qui leur donnoit une odeur de roussi, dont les femmes du sérail se trouvèrent si incom- modées, qu'il fallut donner cet emploi a d'autres. Enfin, un jour il se présenta un vieil- lard dont la barbe surppssoit dune cou- dée et demie toutes celles qu'on avoit vues. Les officiers du palais, en l'intro- duisant, se disoient l'un à l'autre ; quel dommage ! quel grand dommage de brû- ler une aussi belle barbe ! Le Calife pen- soit de même ; mais il n'en eut pas le cha- grin. Le vieillard lut sans peine les ca- ractères, et les expliqua mot-à-mot de la manière suivante : " Nous avons été faits là où Ton fait tout bien ; nous sommes la c ( 18 ) moindre des merveilles d'une région où tout est merveilleux et digne du plus grand Prince de la terre." Oh! tu as parfaitement bien traduit, s'écria Vathek ; je connois celui que ces caractères veulent désigner. Qu'on donne à ce vieillard autant de robes d'honneur et autant de mille sequins qu'il a prononcé de mots: il a nettoyé mon cœur d'une partie du surmé qui l'envelopoit. Après ces paroles, Vathek l'invita à dîner, et même à passer quelques jours dans son palais. Le lendemain le Calife le fit appeller, et lui dit : relis-moi encore ce que tu m'as lu ; je ne saurois trop entendre ces paroles qui semblent me promettre le bien après lequel je soupire. Aussi-tôt le vieillard mit ses lunettes vertes. Mais elles lui tombèrent du nez, lorsqu'il apperçut que les caractères de la veille avoient fait place à d'autres. Qu'as-tu ? lui demanda le Ca- life ; que signifient ces marques d'étonne- ment? — Souverain du monde, les caractères ( 19 ) de ces sabres ne sont plus les mêmes.— Que me dis-tu ? reprit Vathek ; mais n'im- porte ; si tu peux, explique-m'en la si- gnification. La voici, Seigneur, dit le vieillard : " Malheur au téméraire qui veut savoir ce qu'il devroit ignorer, et entreprendre ce qui surpasse son pou- voir." Malheur à toi-même! s'écria le Calife, tout hors de lui. Sors de ma présence ! On ne te brûlera que la moitié de la barbe, parce qu'hier tu devinas bien ; quant à mes presens, je ne reprends ja- mais ce que j'ai donné. Le vieillard, assez sage pour penser quil étoit quitte a bon marché de la sottise qu'il avoit faite en disant à son Maître une vérité désa- gréable, se retira aussi-tôt, et ne reparut plus. Vathek ne tarda point à se repentir de son impétuosité. Comme il ne cessoit d'examiner ces caractères, il s'apperçut bien qu'ils changeoient tous les jours; et personne ne se présentoit pour les expli- quer. Cette inquiète occupation enflamma c 2 ( 20 ) son sang, lui causa des vertiges, des éblouissemens, et une si grande foiblesse qu'à peine il pouvoit se soutenir: dans cet état, il ne laissoit pas de se faire porter à la tour, espérant lire quelque chose d'agréable dans les astres ; mais son espoir fut trompé. Ses yeux, of- fusqués par les vapeurs de sa tête, le servoient mal : il ne voyoit plus qu'un nuage noir et épais ; augure qui lui sem- bloit des plus funestes: Harassé de tant de soucis, le Calife perdit entièrement courage. Une soif surnaturelle le consuma ; et sa bouche, ouverte comme un entonnoir, recevoit jour et nuit des torrens de liquides. Alors ce malheureux prince ne pouvant goûter aucun plaisir, fit fermer les palais des cinq sens, cessa de paroître en public, d'y étaler sa magnificence, de rendre justice à ses peuples, et se retira dans l'intérieur du sérail. 11 avoit toujours été bon mari ; ses femmes se désolèrent de son état, ne se lassèrent point de faire ( 21 ) des vœux pour sa santé, et de lui donner- ai boire. Cependant la princesse Carathis étoit dans la plus vive douleur. Elle se ren- fermoit tous les jours avec le visir Mora- kanabad, pour consulter sur les moyens de guérir, ou du moins de soulager le malade. Persuadés qu'il y avoit de l'enchantement» ils feuilletoient ensemble tous les livres, de magie, et faisoient chercher par-tout l'horrible étranger qu'ils accusoient d'être l'auteur du charme. A quelques milles de Samarah, étoit une haute montagne couverte de thvm et de serpolet; une plaine délicieuse en couronnoit le sommet; on l'auroit prise pour le paradis destiné aux fidèles- Cent bosquets d'arbustes odoriîérans, où l'oranger le cédrat et le citronnier s'entrelaçoient avec le palmier et la ligne, ofîroient de quoi satisfaire égale- ment le goût et l'odorat. La terre y étoit jonchée de violettes ; des touffes de girorîées embaumoient l'air de leurs ( 22 ) doux parfums. Quatre sources claires, et si abondantes qu'elles auroienl pu désaltérer dix armées, ne sembloient couler en ce lieu que pour mieux imiter le jardin d'Eden arrosé des fleuves sacrés. Sur leurs bords verdoyants, Je rossignol chantoit la naissance de la rose, sa bien-aimée, et se plaignoit du peu de durée de ses charmes ; la tourte- relle déploroit la perte de plaisirs plus réels, tandis que l'alouette saluoit par ses chants la lumière qui ranime la nature. Là, plus qu'en aucun lieu du monde, le gazouillement des oiseaux exprimoit leurs diverses passions ; les fruits délicieux qu'ils béquetoient à plaisir, sembloient leur donner une double énergie. On portoit quelquefois Vathek sur cette montagne, afin qu'il pût y respirer un air pur, et boire à son gré des quatre sources. Sa mère, ses femmes et quelques eunu- ques étoient les seules personnes qui l'ao compagnoient. Chacun s'empressoit à rem- plir de grandes coupes de crystal de rochey ( 23 ) et les lui présentait a l'envi; mais leur zèle ne répond oit pas à son avidité ; souvent il se couchoit par terre, pour lapper l'eau. Un jour que le déplorable prince étoit resté long-temps dans une posture aussi vile, une voix rauque, mais forte, se fit en- tendre, et l'apostropha ainsi : " Pourquoi fais-tu l'exercice d'un chien, ô Calife si fier de ta dignité et de ta puissance ?" A ces mots, Vathek lève la tête, et voit l'étranger, cause de tant de peines; A cette vue il se trouble, la colère enflamme son cœur ; il s'écrie : et toi, maudit Gia- our ! que viens-tu faire ici ? N'es-tu pas content d'avoir rendu un prince agile et dispos, semblable à une outre? Ne vois- tu pas que je meurs autant pour avoir trop bu, que du besoin de boire ? Bois donc encore ce trait, lui dit le- tranger, en lui présentant un flacon rempli d'une liqueur rougeâtre; et sache pour tarir la soif de ton ame, après celle du corps, que je suis Indien, mais d'une région de l'Inde qui n'est connue de personne. ( 24 ) Ces mots furent un trait de lumière pour le Calife. Cètoit l'accomplissement d'une partie de ses désirs ; et se flattant qu'ils alloient être tous satisfaits, il prit la li- queur magique et la but sans hésiter. A l'instant il se trouva rétabli, sa soif fut étanchée, et son corps devint plus agile que jamais. Sa joie fut alors extrême ; il saute au col de l'effroyable Indien, et baise sa vilaine bouche béante et baveuse avec autant d ardeur qu'il auroit pu baiser les lèvres de corail de ses plus belles femmes. Ces transports n'auroient pas fini, si l'éloquence de Carathis n'eût ramené le calme. Elle engagea son fils à retourner à Samarah, et il s'y fit précéder par un héraut qui crioit de toutes ses forces: le merveilleux étranger a reparu, il a guéri le Calife, il a parlé, il a parlé ! Aussi-tôt, tous les habitans de cette grande ville sortirent de leurs maisons. Grands et petits couroient en foule pour voir passer Vathek et l'Indien. Ils ne se ( 25 ) lassoient point de répéter : il a guéri notre Souverain, il a parlé, il a parlé ! Ces mots devinrent ceux du jour, et ne furent point oubliés dans les fêtes publiques qu'on donna le soir même en signe de ré- jouissance ; les poètes en firent le refrain de toutes les chansons qu'ils composèrent sur ce beau sujet. Alors, le Calife fit rouvrir les palais des sens ; et comme il étoit plus pressé de visiter celui du goût qu'aucun autre, il or- donna qu on y servît un splendide festin, auquel ses favoris et tous les grands offi- ciers furent admis. L'indien, placé à côté du Calife, feignit de croire que pour méri- ter autant d'honneur, il ne pou voit trop manger, trop boire, ni trop parler. Les mets disparoissoient de la table aussi tôt qu'ils étoient servis. Tout le monde le regardoit avec étonnement : mais l'Indien, sans faire semblant de s'en appercevoir, buvoit des rasades à la santé de chacun, chantoit à tue-tête, contoit des histoires dont il rioit lui même à gorge déployée, ( 26 ) et faisoit des impromptus qu'on auroit ap- plaudis, s'il ne les eût pas déclamés avec des grimaces affreuses : durant tout le repas, il ne cessa de bavarder autant que vingt astrologues, de manger plus que cent porte-faix, et de boire à propor- tion, i Malgré qu'on eût couvert la table trente-deux fois, le Calife avoit souffert de la voracité de son voisin. Sa pré- sence lui devenoit insupportable, et il pouvoit à peine cacher son humeur et son inquiétude; enfin il trouva le moyen de dire à l'oreille du chef de ses eunuques : tu vois, Bababalouk, comme cet homme fait tout en grand. Va, redouble de vigi- lance, et surtout prends garde à mes Cir- cassiennes. L'oiseau du matin avoit trois fois renou- velle son chant, lorsque l'heure du Divan sonna. Vathek avoit promis d'y présider en personne. 11 se lève de table, et s'ap- puie sur le bras de son visir; plus étourdi du tapage de son bruyant convive que du ( 27 ) yin qu'il avoit bu, ce pauvre prince pou- voit à peine se soutenir. Les visirs, les officiers de la Couronne, les gens de loi se rangèrent autour de leur souverain en demi-cercle, et dans un re- spectueux silence ; tandis que l'Indien, avec autant de sang-froid que s'il avoit été à jeun, se plaça sans façon sur une des marches du trône, et rioit sous cape de l'indignation que sa hardiesse causoit à tous les spectateurs. Cependant le Calife, dont la tête étoit embarrassée, rend oit justice à tort et à travers. Son premier visir s'en apperçut, et s'avisa tout-à-coup d'un expédient pour interrompre l'audience et sauver l'honneur de son maître. Il lui dit tout bas : Seig- neur, la princesse Carathis a passé la nuit à consulter les planètes ; elle vous fait dire que vous êtes menacé d'un danger pressant. Prenez garde que cet étranger dont vous payez quelques bijoux ma- giques par tant d'égards, n'ait attenté a votre vie. Sa liqueur a paru vous gué- ( 23 ) rir; ce n'est peut-être qu'un poison dont l'effet sera soudain. Ne rejettez pas ce soupçon ; demandez-lui du moins comme elle est composée, où il la prise, et faites mention des sabres que vous semblez avoir oublies. Excédé des insolences de l'Indien, Va- thek répondit à son visir par un signe de tête, et s'adressant à ce monstre : lève-toi, lui dit-il, et déclare en plein Divan de quelles drogues est composé la liqueur que tu m as fait prendre ; débrouille sur- tout l'énigme des sabres que tu m'as ven- dus : et reconnois ainsi les bontés dont je t ai comblé. Le Calife se tut après ces paroles qu'il prononça d'un ton aussi modéré qu'il lui fut possible. Mais l'Indien, sans répon- dre ni quitter sa place, renouvella ses éclats de rire et ses horribles grimaces. Alors Vathek ne put se contenir ; d'un coup de pied il le jette de lestrade, le suit, et le frappe avec une rapidité qui excite tout le Divan a l'imiter. Tous les ( 29 ) pieds sont en l'air ; on ne lui a pas donné un coup qu'on ne se sente forcé de re- doubler. L'Indien prétoit beau jeu. Comme il étoit court et gros, il s'étoit ramassé en boule, et rouloit sous les coups de ses assaillans, qui le suivoient par-tout avec un acharnement inoui. Roulant ainsi d'appartement en appartement, de cham- bre en chambre, la boule attiroit après elle tous ceux quelle reiicontroit. Le pa- lais en confusion retentissait du plus épouvantable bruit. Les sultanes effrayées regardèrent à travers leurs portières; et dès que la boule parut, elles ne purent se contenir. En vain pour les arrêter, les eunuques les pinçoient jusqu'au sang; elles s'échappèrent de leurs mains : et ces fidèles gardiens, presque morts de frayeur, ne pouvoient eux-mêmes s'empêcher de suivre à la piste la boule fatale. Après avoir ainsi parcouru les salles, les chambres, les cuisines, les jardins et les écuries du palais, l'Indien prit enfin le ( 30 ) chemin des cours. Le Calife, plus a- charné que les autres, le suivoit de près, et lui lançoit autant de coups de pied qu'il pouvoit : son zèle fut cause qu'il re- çut lui-même quelques ruades adressées à la boule. Carathis, Morakanabad, et deux ou trois autres visirs dont la sagesse avoit jusqu'alors résisté, à l'attraction générale, voulant empêcher le Calife de se donner en spectacle, se jette rent à ses genoux pour l'arrêter ; mais il sauta par dessus leurs têtes, et continua sa course. Alors, ils ordonnèrent aux Muézins d'appel! er le peuple à la prière, tant pour l'ôter du chemin, que pour l'engager à détourner par ses vœux une telle calamité : tout fut inutile. Il suffisoit de voir cette infernale boule pour être attiré après elle. Les Muézins eux-mêmes, quoiqu'ils ne la vis- sent que de loin, descendirent de leurs minarets, et se joignirent à la foule. Elle augmenta au point, que bientôt il ne resta dans les maisons de Samarah que des pa-^ ( 31 ) raly tiques, des culs-de-jatte, des mourans, et des enfans à la mamelle dont les nour- rices sétoient débarrassées pour courir plus vite : Carathis elle-même, Morakana- bad et les autres s etoient enfin mis de la partie. Les cris des femmes échappées de leurs sérails ; ceux des eunuques s'ef- forçant de ne pas les perdre de vue ; les juremens des maris, qui, tout en courant, se menaçoient les uns les autres; les coups de pied donnés et rendus ; les culbutes à chaque pas, tout eiifin rendoit Samarah semblable à une ville prise d'assaut et livrée au pillage. Enfin, le maudit In- dien, sous cette forme de boule, après avoir parcouru les rues, les places publi- ques, laissa la ville déserte, prit la route de la plaine de Catoul, et enfila une val- lée au pied de la montagne des quatre sources. L'un des cotés de cette vallée étoit bordé d'une haute colline ; de l'autre étoit un gouffre épouvantable formé par la chute des eaux. Le Calife et la multi- ( 32 ) tude qui le suivoit craignirent que la boule n'allât s'y jetter et redoublèrent d'ef- forts pour l'atteindre, mais ce fut en vain; elle roula dans le gouffre, et disparut comme un éclair. Vathek se seroit sans doute précipité après le perfide Giaour, s'il navoit été retenu comme par une main invisible. La foule s'arrêta aussi; tout devint calme. On se regardoit d'un air étonné; et mal- gré le ridicule de cette scène, personne ne rit. Chacun, lee yeux baissés, l'air confus et taciturne, reprit le chemin de Samarah, et se cacha dans sa maison, sans penser qu'une force irrésistible pou- voit seule porter à l'extravagance qu'on se reprochoit; car il est juste que les hom- mes qui se glorifient du bien dont ils ne sont que les instrumens, s'attribueut aussi les sottises qu'ils n'ont pu éviter. Le Calife seul, ne voulut pas quitter la vallée. 11 ordonna qu'on y dressât ses* tentes ; et, malgré les représentations de Carathis et de Morakanabad, il prit son ( 33 ) poste aux bords du gouffre. On avoit beau lui représenter qu'en cet endroit le terrein pouvoit s'ébouler, et que d'ailleurs, il étoit trop près du magicien; leurs re- montrances furent inutiles. Après avoir fait allumer mille flambeaux, et com- mandé qu'on ne cessât d'en allumer, il s'étendit sur les bords fangeux du préci- pice, et tâcha, à la faveur de ces clartés artificielles, de voir au travers des ténè- bres, que tous les feux de l'en» pi ré e n'au- roient pu pénétrer. Tantôt il croyoit en- tendre des voix qui part oient du fond de l'abyme, tantôt il s'imaginoit y démêler les accens de l'Indien; mais ce n'étoit que le mugissement des eaux, et le bruit des cataractes qui tomboient à gros bouillons des montagnes. Vathek passa la nuit dans cette violente situation. Dès que le jour commença h poindre, il se retira dans sa tente, et h\ sans avoir rien mangé, il s'endormit, et ne se réveilla que lorsque l'obscurité vint couvrir l'hémisphère. Alors, il reprit; le D ( 34 ) poste de la veille, et ne le quitta pas de plusieurs nuits. On le voyoit marcher à grands pas et regarder les étoiles d'un air furieux, comme s'il leur reprochoit de l'avoir trompé. Tout-à-coup, depuis la vallée jusqu'au- delà de Samarah, l'azur du Ciel s'entre- mêla de longues rayes de sang: cet hor- rible phénomène sembloit toucher à la grande tour. Le Calife voulut y monter; mais ses forces l'abandonnèrent: et, transi de frayeur, il se couvrit la tête du pan de sa robe. Tous ces prodiges effrayans ne faisoient qu'exciter sa curiosité. Ainsi, au lieu de rentrer en lui-même, il persista dans le dessein de rester où l'Indien avoit dis- paru. Une nuit qu'il faisoit sa promenade so- litaire dans la plaine, la lune et les étoiles s'éclipsèrent subitement ; d'épaisses ténè- bres succédèrent à la lumière, et il en- tendit sortir de la terre qui trembloit, la voix du Giaour, criant avec un bruit plus ( 35 ) fort que le tonnerre : " Veux-tu te donner à moi, adorer les influence* terrestres, et renoncer à Mahomet ? A ces conditions, je t'ouvrirai le palais du feu souterrein. La, sous des voûtes immenses, tu verras les trésors que les étoiles t ont promis ; c'est de là que j'ai tiré mes sabres; c'est là ou Suleïman, fils de Daoud, repose environné des talismans qui subjuguent le monde." Le Calife étonné répondit en frémissant, mais pourtant du ton d'un homme qui se faisoit aux aventures surnaturelles : où es- tu ? parois à mes yeux ! dissipe ces ténè- bres dont je suis las! Après avoir brûlé tant de flambeaux pour te découvrir, c'est bien le moins que tu me montres ton ef- froyable visage* Abjure donc Mahomet, reprit l'Indien ; donne-moi des preuves de ta sincérité, ou jamais tu ne me verras. Le malheureux Calife promit tout. Aussi-tôt le Ciel s'éclaircit, et à la lueur des planètes qui sembloient enflammées, Vathek vit la terre entrouverte. Au fond d -2 ( 56 ) paroissoit un portail d'ébène. L'Indien étendu devant, tenoit en sa main une clef d'or, et la faisoit résonner contre la ser- rure. Ah ! s'écria Vathek, comment pnis-je descendre jusqu'à toi? Viens me prendre, et ouvre ta porte au plus vite. Tout beau, répondit l'Indien : sache que j'ai gi and'- soif, et que je ne puis ouvrir qu'elle ne soit étanchée. Il me faut le sang de cin- quante eufans : prends-les parmi ceux de tes visirs, et des grands de ta Cour. Autrement, ni ma soif ni ta curiosité ne seront satisfaites. Retourne donc à Sa- marah; apporte-moi ce que je désire; jette-le toi-même dans ce gouffre ; et puis tu verras. Après ces paroles, l'Indien tourna le dos; et le Calife, inspiré par les démons, se résolut au sacrifice affreux. Il fît donc semblant d'avoir repris sa tranquillité, et s'achemina vers Samarah aux acclama- tions d'un peuple qui Faimoit encore. Il dissimula si bien le trouble involontaire ( 37 ) de son ame, que Caralhis et Morakanabad y furent trompés comme les autres. On ne parla plus que de fêtes et de réjouis- sances. On mit même sur le tapis l'his- toire de la boule, dont personne n'avoit encore osé ouvrir la bouche : par-tout on en rioit; cependant tout le monde navoit pas sujet d'en rire. Plusieurs étoient en- core entre les mains des chirurgiens à la suite des blessures reçues dans cette mé- morable aventure. Vathek étoit très-aise qu'on le prît sur ce ton, parce qu'il voyoit que cela le con- duiroit à ses abominables fins. Il avoit un air affable avec tout le monde, sur-tout avec ses visirs et les grands de sa Cour. Le lendemain, il les invita à un repas somptueux. Peu-à-peu il fit tomber la conversation sur leurs enfans, et demanda d'un air de bienveillance qui dentr'eux avoit les plus jolis garçons? Aussi-tôt, chaque père s'empresse à mettre les siens au-dessus de ceux des autres. La dispute s'échauffa; on en seroit venu aux mains ( 38 ) Fans la présence du Calife qui feignit de vouloir en juger par lui-même. Bientôt on vit arriver une bande de ces pauvres en fans. La tendresse maternelle les avoit ornés de tout ce qui pouvoit re- hausser leur beauté. Mais tandis que cette brillante jeunesse attiroit tous les yeux et les cœurs, Vathek l'examina avec une perfide avidité, et en choisit cinquante pour les sacrifier au Giaour. Alors, avec \in air de bonhommie il proposa de don- ner à ses petits favoris une fête dans la plaine. Ils dévoient, disoit-il, se réjouir encore plus que tous les autres du retour de sa santé. La bonté du Calife en- chante. Elle est bientôt connue de tout Samarah. On prépare des litières, des chameaux, des chevaux ; femmes, enfans, vieillards, jeunes gens chacun se place selon son goût. Le cortège se met en marche, suivi de tous les confiseurs de la ville et des fauxbourgs ; le peuple suit à pied en foule ; tout le monde est dans la joie, et pas un ne se ressouvient de ce ( 39 ) qu'il en a coûté à plusieurs, la dernière fois qu'on avoit pris ce chemin. La soirée étoit belle, l'air frais, le ciel serein ; les fleurs exhaloient leurs par- fums. La nature en repos sembloifc se réjouir aux rayons du soleil couchant. Leur douce lumière doroit la cime de la montagne aux quatre sources; elle en embellissoit la descente et coloroit les troupeaux bondissans. On n'entendoit que le murmure des fontaines, le son des chalumeaux, et la voix des bergers qui s'appelloient sur les collines. Les pauvres enfans qui alloient être immolés rendoient la scène encore plus intéressante. Pleins de sécurité, ils s'a- vancoient vers la plaine en ne cessrj nt de folâtrer; l'un couroit après des papillons, l'autre cueilloit des fleurs ou raniassoit de petites pierres luisantes; plusieurs s'éloignoienî d'un pas léger pour avoir le plaisir de se rejoindre et de se donner mille baisers. Déjà on découvrent de loin l'horrible ( 40 ) gouffre au fond duquel étoit le portail d'ébène. Comme une raie noire, il cou- poit la plaine par le milieu. Morakana- bad et ses confrères le prirent pour un de ces bizarres ouvrages que le Calife se plaisoit à faire ; les malheureux ! ils ne savoient pas à quoi il étoit destiné. Vat- hek, qui ne vouloit point qu'on examinât de trop près le lieu fatal, arrête la marche et fait tracer un grand cercle. La garde des eunuques se détache pour mesurer la lice destinée aux courses de pied, et pour préparer les anneaux que doivent enfiler les flèches. Les cinquante jeunes garçons ,se déshabillent à la hâte ; on admire la souplesse et les agréables contours de leurs membres délicats. Leurs yeux pé- tillent d'une joie qui se répète dans ceux de leurs parens. Chacun fait des vœux pour celui des petits combattans qui l'in- téresse le plus : tout le monde est attentif aux jeux de ces êtres aimables et in- nocens. Le Calife saisit ce moment pour s'éloig- ( 41 ) ner de la foule. Il s'avance sur le bord du gouffre, et entend, non sans frémir, l'Indien qui disoiî en grinçant des dents: où sont-ils? Impitoyable Giaour ! répon- dit Vathek tout troublé, n'y a-t-il pas moyen de te contenter sans le sacrifice que tu exiges ? Ah ! si tu voyois la beauté de ces enfans, leurs grâces, leur naïveté, tu en serais attendri. La peste de ton at- tendrissement, bavard que tu es ! s écria rindien ; donne, donne les vite, ou ma porte te sera fermée à jamais. Ne crie donc pas si haut, repartit le Calife en rougissant. Oh ! pour cela, j'y consens, reprit le Giaour, avec un sourire d'ogre; tu ne manques pas de présence d'esprit : j'aurai patience encore un moment. Pendant cet affreux dialogue, les jeux étoient dans toute leur vivacité. Ils fini- rent enfin, lorsque le crépuscule gagna les montagnes. Alors, le Calife se tenant debout sur le bord de l'ouverture, cria de toutes ses forces : que mes cinquante petits favoris s'approchent de moi, et ( 42 ) qu'ils viennent selon l'ordre du succès qu'ils ont eu dans leurs jeux! Au pre- mier des vainqueurs je donnerai mon bracelet de diamans, au second mon col- lier démeraudes, au troisième ma cein- ture de topaze, et à chacun des autres quelque pièce de mon habillement, jus- qu'à mes pantoufles. A ces paroles, les acclamations redou- blèrent ; on portoit aux nues la bonté d'un Prince qui se mettoit tout nud pour amuser ses sujets, et encourager la jeu- nesse. Cependant la Calife se déshabil- lant peu-à-peu, et élevant le bras aussi haut qu'il pouvoit, faisoit briller chacun des prix ; mais tandis que d'une main il le donnoit à l'enfant qui se hâtoit de le recevoir, de l'autre il le poussoit dans le gouffre, ou le Giaour toujours gromme- lant, répétoit sans cesse : encore ! encore ! Cet horrible manège étoit si rapide, que lenfant qui accouroit ne pouvoit pas se douter du sort de ceux qui l'avoient précédé ; et quant aux spectateurs, lob- ( *3 ) scurité et la distance les empéchoient de voir. Enfin, Vathek ayant ainsi précipité la cinquantième victime, crut que le Gia- our viendroit le prendre et lui présenter la clef d'or. Déjà il s'imaginoit être aussi grand que Suleïman, et n'avoir aucun compte à rendre, lorsque la crevasse se ferma a sa grande surprise, et qu'il sen- tit sous ses pas la terre ferme comme à l'ordinaire. Sa rage et son désespoir ne peuvent s'exprimer. Il maudissoit la per- fidie de rindien ; il l'appelloit des noms tes plus infâmes, et frappoit du pied comme pour en être entendu. Il se dé- mena ainsi jusqu'à ce qu'étant épuisé, il tomba par terre comme s'il avoit perdu le sentiment. Ses visirs et les grands de la cour plus près de lui que les autres, cru- rent d'abord qu'il s'étoit assis sur l'herbe pour jouer avec les enfans ; mais une ^orte d'inquiétude les ayant saisis, ils svancèrent et virent le Calife tout seul, qui leur dit d'un air égaré : que voulez- vous? — Nos enfans ! nos enfans ! s'écrie- ( 44 -) rent-ils. — Vous êtes bien plaisans de vou- loir me rendre responsable des accidens de la vie, leur repon dit-il. Vos enfans sont tombés en jouant dans le précipice qui étoit ici, et j'y serois tombé moi-même, si je n'avois fait un saut en arrière. A ces mots, les pères des cinquante -enfans poussent des cris perçans, que les mères répétèrent d'un octave plus haut; tandis que tous les autres, sans savoir pour- quoi Ton crioit, enchérissoient sur eux par des hurlemens. Bientôt on se dit de tous £Ôtés : c'est un tour que le Calife nous à joué pour plaire à son maudit Giaour ; punissons-le de sa perfidie, vengeons- nous! vengeons le sang innocent! jettons ce cruel Prince dans la cataracte, et que sa mémoire même soit anéantie! Carathis, effrayée par cette rumeur, s'approcha de Morakanabad. Visir, lui dit-elle, vous avez perdu deux jolis en- fans, vous devez être le plus désolé des pères ; mais vous êtes vertueux, sauvez ^otre maître. Oui, Madame, répondit le ( 45 ) visir; je vais essayer au péril de ma vie de le tirer du danger où il est ; ensuite, je l'abandonnerai à son funeste destin. Ba- babalouk, poursuivit-elle, mettez-vous à la tête de vos eunuques; écartons la foulé; ramenons, s'il se peut, ce malheu- reux Prince dans son palais. Bababa- louk et ses compagnons, se félicitèrent, pour la première fois et tout bas, de ce qu'on les avoit privés des honneurs et des soucis de la paternité. Ils obéirent au visir, et celui-ci les secondant de son mieux, vint enfin à bout de sa généreuse entreprise. Alors, il se retira pour pleurer à son aise. Dès que le Calife fut rentré, Carathis fit fermer les portes du palais. Mais voyant que lémeute augmentoit, et que de tous côtés on vomissoit des imprécations, elle dit i\ son fils : que vous ayez tort ou rai- son, n'importe; il faut sauver votre vie. IUairons-nous dans vos appartemens ; de là, nous passerons dans le souterreiu qui n'est connu que de vous et de moi, et gag- ( 46 ) nerons la tour, où, avec le secours des muets qui n'en sont jamais sortis, nous tiendrons de reste. Bababalouk nous croira encore dans le palais, et en défendra l'entrée pour son propre intérêt ; alors, sans nous embarrasser des conseils de ce pleureur de Morakanabad, nous verrons ce qu'il y aura de mieux à faire. Yathek ne répondit pas un seul mot à tout ce que sa mère lui disoit, et se laissa conduire comme elle voulut ; mais tout en marchant, il répétoit: où es-tu, horrible Giaour? N'as-tu pas encore croqué ces enfans ? Où sont tes sabres, ta clef d'or, tes talismans ? Ces paroles firent deviner à Carathis une partie de la vérité. Quand son fils se fut un peu tranquillisé dans la tour, elle n'eut pas de peine à la tirer toute entière. Bien loin d'avoir des scru- pules, elle étoit aussi méchante qu'une femme peut l'être, et ce n'est pas peu dire; car ce sexe se pique de surpasser -en tout celui qui lui dispute la supé- riorité. Le récit du Calife ne causa donc ( 47 ) à Carathis ni surprise ni horreur; elle fut seulement frappée des promesses du Gia- our, et dit à son fils: il faut avouer que ce Giaour est un peu sanguinaire ; cepen- dant les puissances terrestres doivent être encore plus terribles ; mais les promesses de l'un et les dons des autres valent bien la peine de faire quelques petits efforts ; nul crime ne doit coûter quand de tels trésors en sont la récompense. Cessez donc de vous plaindre de l'Indien ; il me semble que vous n'avez pas rempli toutes les conditions qu'il met à ses services. Je ne doute point qu'il ne faille faire un sa- crifice aux génies souterreins, et c'est à quoi il nous faudra penser lorsque l'é- meute sera appaisée; je vais rétablir le calme, et je ne craindrai pas d'épuiser vos trésors, puisque nous en aurons bien d'autres. Cette princesse qui possédoit merveilleusement l'art de persuader, re- passa par le souterrein, et s'étant rendue au palais, se montra au peuple par la fe- nêtre. Elle le harangua, tandis que Ba- ( 43 ) babalouk jettoit de l'or à pleines main». Ces deux moyens réussirent; l'émeute fut appaisée : chacun retourna chez soi, et Carathis reprit le chemin de la tour-. On annonçoit la prière du point du jour, lorsque Carathis et Vathek montè- rent les innombrables degrés qui condui- sent au sommet, et quoique la matinée fût triste et pluvieuse, ils y restèrent quelque tems. Cette sombre lueur plai- soit à leurs cœurs médians. Quand ils virent que le soleil alloit percer les nua- ges, ils firent tendre un pavillon pour se mettre à l'abri de ses rayons. Le Calife, harassé de fatigue, ne songea d'abord qu'à se reposer, et dans l'espérance d'a- voir des visions significatives, il se livra au sommeil. De son côté l'active Cara- this, avec une partie de ses muets, de- scendit pour préparer le sacrifice, qui de- voit se faire la nuit suivante. Par de petits degrés pratiqués dans l'épaisseur du mur, et qui iï étoient con- nus que d'elle et de son fils, elle descendit ( 49 ) d'abord dans des puits mystérieux qui re- celoient les momies des anciens Pharaons* arrachées de leurs tombeaux; elle en fit prendre un bon nombre. De là, elle se rendit a une galerie où, sous la garde de cinquante négresses muettes et borgnes de l'œil droit, on conservoit l'huile des serpens les plus venimeux, des cornes de rhinocéros, et des bois d'une odeur suffo- cante, coupés par des magiciens dans l'in- térieur des Indes ; sans parler de mille autres raretés horribles. Carathis elle- même a voit fait cette collection, dans l'espérance d'avoir, un jour ou l'autre, quelque commerce avec les puissances in- fernales qu'elle aimoit passionnément, et dont elle connoissoit le goût. Pour s'ac- coutumer aux horreurs qu'elle méditoit, elle resta quelque teins avec ses négresses qui louch oient d'une manière séduisante du seul œil qu'elles avoient, et lorgnoient, avec délices, les têtes de morts et les sque- lettes. A mesure qu'on les tiroit des ar- moires, les négresses faisoient des contor- E ( oO ) sions épouvantables ; et, tout en admirant la princesse, elles glapissoient à Tétoudir. Enfin, étouffée par la mauvaise odeur, Carathis fut forcée de quitter la galerie, après l'avoir dépouillée d'une partie de ses monstrueux trésors. Cependant le Calife n'avoit pas eu les visions qu'il attendoit ; mais il avoit gagné dans ces régions exhaussées un appétit dévorant. Il avoit demandé à manger aux muets, et ayant totalement oublié qu'ils étoient sourds, il les battoit, les mordoit et les pinçoit de ce qu'ils ne bou- geoient pas. Heureusement pour ces mi- sérables créatures, Carathis vint mettre le holà a une scène si indécente. Qu'est- ce donc, mon fils ? dit-elle, toute essouf- flée; j'ai cru entendre les cris de mille chauve-souris qu'on déniche d'un antre, et ce ne sont que ceux de ces pauvres muets que vous maltraitez : en vérité, vous ne méritez pas l'excellente provision que je vous apporte. Donnez, donnez î s'écria le Calife ; je meurs de faim. Ma foi, vous ( 51 ) auriez un bon estomac, dit-elle, si vous pouviez digérer tout ce que j'ai ici Dé- pêchez-vous, repartit le Calife. Mais, ô ciel! quelles horreurs! que voulez-vous faire ? je suis prêt à vomir. Allons, allons, répliqua Carathis, ne soyez pas si délicat, aidez moi à mettre tout ceci en ordre; vous verrez que les mêmes objets que vous rebutez vous rendront heureux. Pré- parons le bûcher pour le sacrifice de cette nuit, et ne songez point à manger qu'il ne soit dressé. Ne savez-vous pas que tous les rites solemnels doivent être précédés d'un jeûne rigoureux ? Le Calife, n'osant rien répliquer, s'a^ bandonna à la douleur et aux vents qui commençaient à désoler ses entrailles, tandis que sa mère alloit toujours son train. On eut bientôt arrangé sur les ba- lustrades de la tour les phioles d'huile de serpens, les momies et les ossemens. Le bûcher s'élevoit, et en trois heures il eut vingt coudées de haut. Enfin, les ténè- bres arrivèrent, et Carathis toute joyeuse, e 2 ( 52 ) se dépouilla de ses vêtemens : elle battoit des mains et brandissoit un flambeau de graisse humaine ; les muets l'imitoient ; mais Vathek exténué de faim, ne put y tenir plus long-tems, et tomba évanoui. Déjà les gouttes brûlantes des flam- beaux allumoient le bois magique, l'huile empoisonnée jettoit mille feux bleuâtres, les momies se consumoient et lançoient des tourbillons dune fumée noire et opa- que ; enfin les flammes gagnant les cornes de rhinocéros, il se répandit une odeur si infecte que le Calife revint a lui en sur- saut, et parcourut d'un œil égaré la scène flamboyante. L'huile enflammée decou- loit à grands flots, et les négresses, qui ne cessoient d'en apporter, joignoient leurs hurlemens aux cris de Carathis. Les flammes devinrent si violentes, et le poli de l'acier les réfléchissoit avec tant de vi- vacité, que le Calife ne pouvant plus en supporter l'ardeur ni l'éclat, se réfugia sous l'étendard impérial. Frappés de la lumière qui éclairoit ( 33 ) toute la ville, les habitaas de Samarah se levèrent à la hâte, montèrent sur leurs toits, virent la tour en feu, et descendi- rent à moitié nuds sur la place. Leur amour pour leur Souverain se réveilla en- core dans ce moment, et croyant qu'il alloit être brûlé dans sa tour, ils ne son- gèrent plus qu'à le sauver. Morakana- bad sortit de sa retraite en essuyant ses larmes ; il crioit au feu, comme les autres. Bababalouk, dont le nez étoit plus accou- tumé aux odeurs magiques, se doutoit que Carathis travailloit a ses opérations, et conseilloit a tous de rester tranquilles. On le traita de vieux poltron et de traître insigne; on fit avancer les chameaux et les dromadaires chargés deau; mais com- ment entrer dans la tour? Pendant qu'on s'obstinoit à en forcer les portes, un vent furieux s'éleva du nord-est, et répandit au loin la flamme. 1) abord, le peuple recula, ensuite il re- fit uibla de zèle. Les odeurs infernales dèf cornes et des momies se répandant de ( 54 ) tous côtés, empestèrent l'air, et plusieurs personnes presque suffoquées, tombèrent â la renverse. Ceux qui étoient restés debout, disoient a leurs voisins ; éloignez- vous, vous empoisonnez. Morakanabad, plus malade que les autres, faisoit pitié ; par-tout on se bouchoit le nez : mais rien n'arrêta ceux qui enfonçoient les portes. Cent quarante des plus robustes et des plus déterminés en vinrent à bout. Ils gagnèrent l'escalier, et firent bien du che- min dans un quart-d'heure. Carathis, que les signes de ses muets et de ses négresses alarmoient, s'avance sur l'escalier, en descend quelques marcher, et entend plusieurs voix qui crient: voici de l'eau ! Comme elle n'étoit pas mal leste pour son âge, elle regagna vite la plate- forme, et dit a son fils : un moment; sus- pendez le sacrifice; nous allons avoir de quoi le rendre encore plus beau. Cer- taines bêtes s'imaginant, sans doute, que le feu étoit à la tour, ont eu la témérité d'en briser les portes, jusqu'à présent inviola- ( 55 ) blés, et viennent avec de l'eau. Il faut avouer qu'ils sont bien bons d'avoir oublié tous vos torts ; mais n'importe. Laissons- les monter, nous les sacrifierons au Giaour ; nos muets ne manquent ni de force ni d'expérience: ils auront bientôt dépêché des gens fatigués. Soit, répon- dit le Calife, pourvu qu'on finisse et que je dîne. Ces malheureux ne tardèrent pas a pa- roître. Essoufflés d'avoir monté si vite les quinze cent degrés, au désespoir que leurs seaux étoient presque vuides, ils ne furent pas plutôt arrivés que l'éclat des flammes et l'odeur des momies offusquèrent tous leurs sens à la fois : c'étoit dommage, car ils ne voyoient pas le sourire agréable avec lequel les muets et les négresses leur passoient la corde au col ; mais tout nétoit pas perdu, car ces aimables per- sonnes ne se réjouissoient pas moins dune telle scène. Jamais on n'étrangla avec plus de facilité ; chacun tomboit sans ré- sistance et expiroit sans pousser un cri ; ( 06 ) de sorte que Vathek se trouva bientôt en- vironne des corps de ses plus fidèles su- jets, qu on jetta sur le bûcher. Carathis qui pensoit a tout, crut eu avoir assez ; elle fit tendre les chaînes et fermer les portes d'acier qui se trouvoient sur le passage. On avoit à peine exécuté ces ordres que la tour trembla; les cadavres disparurent, et les flammes de sombre cramoisi qu'elles étoient, devinrent d'un beau couleur de rose. Une vapeur suave se fit délicieuse- ment sentir ; les colonnes de marbre jet- tèrent des sons harmonieux, et les cornes liquéfiées exhalèrent un parfum ravissant. Carathis, en extase, jouissoit d'avance du succès de ses conjurations; tandis que les muets et les négresses, a qui les bonnes odeurs donnoient la colique, se retirèrent dans leurs tanières en grommelant. Dès qu'ils furent partis la scène chan- gea,. Le bûcher, les cornes et les momies firent place à une table magnifiquement servie. On y voyoit au milieu dune foule de mets exquis des flacons de vin, ( 57 ) et des vases de Fagfouri où un sorbet ex- cellent reposait sur la neige. Le Calife fondit sur tout cela comme un vautour, et devoroit un agneau aux pistaches ; mais Carathis, occupée de tout autres soins, tiroit d'une urne de filigramme un parche- min roule dont on ne voyoit pas la fin, et que son fils n'avoit pas même apperçu. Finissez donc, glouton, lui dit-elle d'un ton imposant, et écoutez les promesses magnifiques qui vous sont faites ; alors elle lut tout haut ce qui suit. " Vathek, mon bien-aimé, tu as surpassé mes es- pérances ; mes narines ont savouré le fumet de tes momies, de tes excellentes cornes, et sur-tout de ce sang Musulman que tu as répandu sur le bûcher. Lorsque la lune sera dans son plein, sors de ton palais,, environné de toutes les marques de ta puissance ; que les chœurs de tes musiciens te précèdent au son des clai- rons et au bruit des timbales. Fais-toi suivre de Tel i te de tes esclaves, de tes femmes les plus chéries, de mille cha- ( 58 ) meaux somptueusement chargés, et prends la route d'Istakhar. C'est-là que je t'at- tends ; la, ceint du diadème de Gian Ben Gian, et nageant dans toutes sortes de délices, les talismans des Suleïman, les trésors des Sultans préadamites te seront livrés ; mais malheur à toi si dans ta route tu acceptes quelque asyle." Le Calife, nonobstant son luxe ordi- naire, n'avoit jamais si bien dîné. Il se laissa aller a la joie que lui inspiroient de si bonnes nouvelles, et but de nouveau. Carathis ne haïssoit pas le vin, et faisoit raison a toutes les rasades qu'il portoit par ironie a la santé de Mahomet. Cette perfide liqueur acheva de les remplir d'une confiance impie. Ils blasphémoient ; l'âne de Balaam, le chien des sept Dor-. mans, et les autres animaux qui sont dans le paradis du saint Prophète, devinrent le sujet de leurs scandaleuses plaisante- ries. En ce bel état, ils descendirent gaîment les quinze cent degrés, se mo- quant des mines inquiètes qu'ils voyoient i ( 59 ) ,«ur la place, à travers les lucarnes de la tour, gagnèrent le souterrein, et arrivè- rent dans les appartenons royaux. Ba- babalouk s'y promenoit d'un air tranquille en donnant ses ordres aux eunuques qui mouchoient les bougies et peignoient les beaux yeux des Circassiennes. Il n'eut pas plutôt apperçu le Calife qu'il dit : Ah! je vois bien que vous n'êtes pas bfûlés ; je m'en doutois. Que nous im- porte ce que tu penses, s'écria Carathis ! Va, cours dire a Morakanabad que nous voulons lui parler, et sur-tout ne t'arrête pas pour faire tes insipides réflexions. Le grand visir arriva sans délai : Vathek et sa mère le reçurent avec beaucoup de gravité, lui dirent d'un ton plaintif que le feu du sommet de la tour étoit éteint ; mais que par malheur il en avoit coûté la vie aux braves gens qui étoient venus à leur secours. Encore des malheurs! s'écria Morak- anabad en gémissant ; ah ! Commandeur des Fidèles ; notre saint Prophète est ( 60 ) sans doute irrité contre nous ; c'est a yous à l'appaiser, Nous l'appaiserons de reste, répondit le Calife, avec un sourire qui n'annonçoit rien de bon. Vous aurez assez de loisir pour vaquer à vos prières ; ce pays m'abîme la s'uité, je veux changer d'air ; la montagne aux quatre sources m'ennuie, il faut que je boive du ruisseau de Rocnabad, et me rafraîchisse dans les beaux vallons qu'il arrose. En mon ab- sence vous gouvernerez mes états d'après les conseils de ma mère, et aurez soin de lui fournir tout ce qu'elle désirera pour ses expériences ; car vous savez bien que notre tour est remplie de choses précieuses pour les sciences. La tour n'étoit guères du goût de Mo- rakanabad ; sa construction avoit épuisé des trésors prodigieux, et il n'y avoit vu porter que des négresses, des muets et de vilaines drogues. Il ne savoit non plus que penser de Carathis, qui prenoit toutes les couleurs comme le caméléon. Sa mau- dite éloquence avoit souvent mis le pauvre ( 61 ) Musulman aux abois ; mais si elle ne va- loit pas grand'chose, son fils étoit encore pire, et il se réjouissoit d'en être délivré. 11 alla donc calmer le peuple, et préparer tout pour le voyage de son maître. Vathek, dans l'espoir de plaire davant- age aux esprits du palais souterrein, vou- loit que son voyage fût d'une magnificence iuouie. Pour cet effet il confisqua à droite et a gauche les biens de ses sujets, pen- dant que sa digue mère visitoit les harems, et les dépouilloit de leurs pierreries. Toutes les couturières, toutes les brodeu- ses de Samarah et des autres grandes villes à cinquante lieues à la ronde, travailloi- ent sans relâche aux palanquins, et aux litières qui dévoient embellir le train du Monarque. On enleva toutes les belles toiles de Masulipatan, et on employa tant de mousseline pour enjoliver Bababalouk et les autres eunuques noirs, qu'il n'en restoit pas une aune dans tout l'Iraque Babylonien. Pendant que ces préparatifs se faisoient. ( 62 ) Carathis donnoit de petits soupers pour se rendre agréable aux puissances téné- breuses. Les dames les plus fameuses par leur beauté y étoient invitées. Elle recherchoit sur-tout les plus blanches et les plus délicates. Rien n'étoit aussi élégant que ces soupers ; mais lorsque la gaîté devenoit générale, ses eunuques faisoient couler sous la table des vipères, et y vuidoient des pots remplis de scor- pions. On pense bien que tout cela mor- doit à merveille. Carathis faisoit sem- blant de ne pas s'en appercevoir, et per- sonne n'osoit bouger. Lorsqu'elle voyoit que les convives alloient expirer, elle s'amusoit à panser quelques plaies avec une excellente thériaque de sa compo- sition ; car cette bonne Princesse avoit en horreur l'oisiveté. Vathek n'étoit pas aussi laborieux que sa mère. Il passoit son tems à tirer parti des sens dans les palais qui leur étoient dédiés. On ne le voyoit plus ni au Di- van, ni à la Mosquée ; et pendant qu'une ( 63 ) moitié de Samarah suivoit son exemple, l'autre gémissoit des progrès de la cor- ruption- Sur ces entrefaites revint l'ambassade qu'on avoit envoyée a la Mecque, dans des teins pi us pieux. Elle étoit composée des plus révérends Moullahs. Leur mis- sion étoit parfaitement remplie, et ils ap- portaient un de ces précieux balais qui avoient nettoyé le sacré Cahaba : cétoit un présent vraiment di^ne du plus grand prince de la terre. Le Calife se trouvoit dans ce moment retenu en un lieu peu convenable pour re- cevoir des ambassadeurs. Il entendit la voix de Bababalouk qui crioit derrière les portières ; voici l'excellent Edris Al Shafei et le séraphique Mouhateddin, qui apportent le balai de la Mecque, et qui avec des larmes de joie désirent ardem- ment de le présenter a votre Majesté. Qu'on apporte ici ce balai, dit Vathek ; il peut y être de quelque utilité. Com- ment? répondit Bababalouk, hors de ( 64 ) lui. — Obéis ! reprit le Calife, car c'est ma volonté suprême ; c'est ici, et nulle autre part, que je veux recevoir ces bonnes gens qui te mettent en extase. L'eunuque s'en alla en murmurant, et dit au vénérable cortège de le suivre. Une sainte joie se répandit parmi ces res- pectables vieillards, et quoique fatigués de leur long voyage, ils suivirent Bababa- louk avec une agilité qui tenoit du miracle. Ils enfilèrent les augustes portiques, et troiiYoient bien flatteur que le Calife ne les reçût pas, comme des gens ordinaires, dans la salle d'audience. Bientôt ils par- vinrent dans l'intérieur du sérail, où à travers de riches portières de soie, ils cruren. appercevoir de beaux grands yeux bleus et noirs qui alloient et venoient comme des éclairs. Pénétrés de respect et détonnement, et pleins de leur mission céleste, ils s'avançoient en procession vers de petits corridors qui sembl oient n'aboutir à rien, et les conduisoient à cette petite cellule, où le Calife les attendoit. ( 65 ) Le Commandeur des Fidèles seroit-il malade, disoit tout bas Edris Al Shafei a son compagnon ? Il est, sans doute, à son oratoire, répondit Al Mouhateddin. Vathek, qui entendoit ce dialogue, leur cria : que vous importe où je suis ? avan- cez toujours. Alors il sortit la main à travers la portière, et demanda le sacre balai. Chacun se prosterna avec respect, aussi bien que le corridor le permit, et même dans un assez beau demi-cercle. Le respectable Edris Al Shafei tira le balai des linges brochés et parfumés qui en défendoient la vue aux yeux du vul- gaire, se détacha de ses confrères, et s'a- vança pompeusement vers le prétendu oratoire. De quelle surprise, de quelle horreur ne fut-il pas saisi ! Vathek, avec un rire moqueur, lui ôta le balai qu'il tenoit d'une main tremblante, et fixant quel- ques toiles d'araignée suspendues au plan- cher azuré, il les balaya et n'en laissa pas nnè seule. ■ Les vieillards pétrifiés n'osoient lever F ( 66 ) leur barbe de dessus la terre. Us voyai- ent tout ; car Vathek avoit négligemment tiré le rideau qui les séparoit de lui. Leurs larmes mouilloient le marbre. Al Mouhateddïn s'évanouit de dépit et de fatigue, pendant que le Calife, se laissant aller à la renverse, rioit et battoit des mains sans miséricorde. Mon cher noi- raut, dit-il enfin a Bababalouk, vas ré- galer ces bonnes gens de mon vin de Shi- raz. Puisqu'ils peuvent se vanter de mieux connoître mon palais que personne, on ne sauroit leur faire trop d'honneur. En disant ces mots, il leur jetta le balai au nez, et s'en alla rire avec Carathis. Bababalouk fit son possible pour con- soler les vieillards, mais deux des plus foibles en moururent sur le champ ; les autres, ne voulant plus voir la lumière, se firent porter dans leurs lits, d'où ils ne sortirent jamais. La nuit suivante, Vathek et sa mère montèrent au haut de la tour pour con- sulter les astres sur le voyage. Les con- ( 67 ) stellatious étant dans un aspect des plus favorables ; le Calife voulut jouir d'un spectacle aussi flatteur. Il soupa gaîment sur la plate-fonne, encore noircie de l'affreux sacrifice. Pendant le repas on entendit de grands éclats de rire qui re- tentissoient dans l'atmosphère, et il eu tira le plus favorable augure. Tout était en mouvement dans le pa- lais. Les lumières ne s'éteignoient pa« de toute la nuit ; le bruit des enclumes et des marteaux, la voix des femmes et de leurs gardiens qui chantaient en brodant ; tout cela interrompoit le silence de la nature et plaisoit infiniment à Vathek, qui croyoit déjà monter en triomphe sur le trône de Suleïman. Le peuple n était pas moins content que lui. Chacun mettait la main a l'œuvre, pour hâter le moment qui de voit le dé- livrer de la tyrannie d'un maître si bi- zarre. Le jour <]ui précéda le départ de ce prince insensé, Cac&thii crut devoir lui F 2 ( 68 ) renouveller ses conseils. Elle ne cessoit de répéter les décrets du parchemin mys- térieux qu'elle avoit appris par cœur, et recommandent sur-tout de n'entrer chez qui que ce fût pendant le voyage. Je sais bien, lui disoit-elle, que tu es friand de bons plats et de minois agréables ; mais contente-toi de tes anciens cuisiniers, qui sont les meilleurs du monde, et souviens- toi que dans ton sérail ambulant, il y a pour le moins trois douzaines de jolis visages auxquels Bababalouk n'a pas en- core levé le voile. Si ma présence n'étoit pas nécessaire ici, je veillerois moi-même a ta conduite. Jaurois grande envie de voir ce palais souterrein, rempli d'objets intéressans pour les gens de notre espèce ; il n'est rien que j'aime autant que les cavernes ; mon goût pour les cadavres et les momies est décidé, et je gage que tu trouveras la quintessence de ce genre. Ne m oublie donc pas, et dès ie moment que tu seras en possession des talismans qui doivent te donner le royaume des ( 69 ) métaux parfaits, et Couvrir le centre de la terre, ne manque pas d'envoyer ici quelque génie (le confiance pour me prendre avec mon cabinet. L'huile de ces serpens que j'ai pinces jusqu'à la mort, sera un fort joli présent pour notre Giaour, qui doit aimer ces sortes de frian- dises. Lorsque Carathis eut fini ce beau dis- cours, le soleil se coucha derrière la mon- tagne aux quatre sources, et fit place a la lune. Cet astre, alors dans son plein, paroissoit d'une beauté et d'une circon- férence extraordinaire aux yeux des fem- mes, des eunuques et des pages qui brû- J oient de voyager. La ville retentissoit de cris de joie et de faufares. On ne voyoit que plumes flottantes sur tous les pavil- lons, et qu'aigrettes brillant à la douce clarté de la lune. La grande place ne ressembloit pas mal à un parterre émaillé xles plus belles tulipes de l'Orient. Le Calife en habits de cérémonie, s'ap- puyant sur son visir et sur Bababalouk. ( 70 ) descendit la grande rampe de la tour. La multitude entière étoit prosternéey et les chameaux magnifiquement chargés s'agenouilloient devant lui. Ce spectacle étoit superbe, et le Calife lui-même s'ar- rêta pour l'admirer. Tout étoit dans un silence respectueux : il fut pourtant no. peu troublé par les cris des eunuques de l'arrière-garde. Ces vigilans servi- teurs avoient remarqué que quelques cages à dame penchoient trop d'un côté : certains gaillards s'y étoient adroitement glissés ; mais on les en dénicha bien vite, avec de bonnes recommandations aux chirurgiens du sérail. D'aussi petits évènemens n'interrompi- rent pas la majesté de cette auguste scène. Vathek salua la lune d'un air d'intelli- gence ; et les docteurs de la loi furent scandalisés de cette idolâtrie, ainsi que les visirs et les grands rassemblés pour jouir des derniers regards de leur Souve- rain. Enfin, les clairons et les trompettes donnèrent, du sommet de la tour, le signal ( 71 ) du départ. Quoique parfaitement d'ac- cord, on crut pourtant y remarquer quel- que dissonnance ; c'étoit Carathis qui chantoit des hymnes au Giaour, et dont les négresses et les muets faisoient la basse-continue. Les bons Musulmans croyant entendre le bourdonnement de ces insectes nocturnes qui sont de mau- vais présage, supplièrent Vathek d'avoir soin de sa personne sacrée. On arbore le grand étendard du Califat ; vingt mille lances brillent â la suite ; et le Calife, foulant majestueusement aux pieds les tissus d'or étendus sur son passage, monte en litière aux acclamations de ses sujets. Alors, la marche s'ouvrit dans le plus bel ordre, et avec un si grand silence, qu'on entendoit chanter les cigales dans les buissons de la plaine de Catoul. On fit six bonnes lieues avant l'aurore, et l'étoile du matin étinceloit encore dans le firma- ment, quand ce nombreux cortège arriva au bordduTvgre, où Ton Àresea les tento pour se reposer le reste de la journée. ( 72 ) Trois jours s'écoulèrent de la même manière. Au quatrième, le ciel en cour- roux éclata de mille feux : la foudre fair soit un fracas épouvantable, et les Cir- cassiennes tremblantes embrassoient leurs vilains gardiens. Le Calife commençoit a regretter les palais des sens ; il a voit grande envie de se réfugier dans le gros bourg de Ghulchissar, dont le Gouver- neur étoit venu lui offrir des rafraichisse- mens. Mais ayant regardé ses tablettes, il se laissa intrépidement mouiller jus- qu'aux os, malgré les instances de ses favorites. Son entreprise lui tenoit trop à cœur, et ses grandes espérances soute- noient son courage. Bientôt le cortège s'égara ; on fit venir les géographes pour savoir où l'on étoit; mais leurs cartes trempées étoient dans un état aussi pi- teux que leurs personnes ; d'ailleurs, on n'avoit point fait de long voyage depuis Haroun Al-Rachid : on ne savoit donc plus de quel côté se diriger. Vathek, qui avoit de grandes connaissances de la ( 73 ) situation des corps célestes, ne savoit où il eu étoit sur la terre. Il grondoit plus* fort encore que le tonnerre, et lâchoit quelquefois le mot de potence, qui ne flattoit pas bien agréablement les oreilles liléraires. Enfin, ne voulant plus suivre que ses idées, il ordonna de traverser des rochers escarpés, et de prendre un che- min qu'il croyoit devoir le conduire eu quatre jours a Rocnabad : on eut beau faire des remontrances, son parti étoit pris. Les femmes et les eunuques, qui n'a- voient jamais rien vu de pareil, frémis- soient a l'aspect des gorges des mon- tagnes, et faisoient des cris pitoyables en voyant les horribles précipices qui bor- iloient le sentier rapide où Ton étoit. La nuit tomba avant que le cortège eût at- teint le sommet du plus haut rocher. Alors, un vent impétueux mit en pièces les rideaux des palanquins et âca cages, et laissa les pauvres dames exposées à toutes les fureurs de l'orage. L'obscurité ( 74 ) du ciel augmentait la terreur de cette nuit désastreuse ; aussi né toit-ce que miaule- ment des pages et pleurs des demoiselles. Pour surcroît de malheur, on entendit des ruçissemens effroyables, et bientôt on apperçut dans l'épaisseur des forêts des yeux flambôyans, qui ne pouvoient être que ceux de diables ou de tigres. Les pionniers qui préparoient le chemin du mieux qu'ils pouvoient, et une partie de l'avant-garde, furent dévorés avant que de pouvoir se reconnoître. La confusion était extrême ; les loups, les tigres et les autres animaux carnassiers, invités par leurs compagnons, accouroient de toutes parts. On entendoit par-tout croquer des os, et dans l'air, un épouvantable battement d'ailes ; car les vautours commençoient à se mettre de la partie. L'effroi parvint enfin au grand corps de troupes qui entouroit le Monarque et son sérail, et qui était à deux lieues de dis- tance. Yathek, choyé par ses eunuques, ne s était encore apperçu de rien ; il étoit ( 75 ) mollement couché sur des coussins de soie dans son ample litière ; et pendant que deux petits pages, plus blancs que lémail de Franguistan, lui chassoient les mouches, il dormoit d'un profond som- meil, et voyoit briller les trésors de Su- Ieïman dans ses rêves. Les clameurs de ses femmes le réveillèrent en sursaut, et au lieu du Giaour avec sa clef d'or, il vit Bababalouk tout transi et consterné. Sire, s'écria ce fidèle serviteur du plus puissant des Monarques, le malheur est à son comble ; les bètes féroces, qui ne vous respecteroient pas plus qu'un âne mort, sont tombées sur vos chameaux. Trente des plus richement chargés ont été dévorés avec leurs conducteurs ; vos bou- langers, vos cuisiniers, et ceux qui portoi- entvos provisions de bouche ont éprouvé le même sort, et si notre saint Prophète ne nous protège pas, nous ne mangerons plus de notre vie. A ce mot de manger, le Calife perdit toute contenance ; il hurla et se donna de grands coups. Bababalouk ( 70 ) voyant que son maître avoit tout-à-fait perdu la tête, se boucha les oreilles pour s'éviter au moins le tintamarre du sérail. Et comme les ténèbres augmentaient, et que la rumeur devenoit toujours plus grande, il prit un parti héroïque. Al- lons, mesdames et mes confrères, cria-t-il de toutes ses forces, mettons la main à l'œuvre, battons le briquet au plus vite! Il ne sera pas dit que le Commandeur des vrais Croyans serve de pâture à des animaux infidèles. Quoiqu'il n'y eût pas mal de capricieu- ses et de revécues parmi ces belles, toutes furent soumises dans cette occasion. En un clin-d'œil, on vit paroître des feux dans toutes les cages. Dix mille flambeaux furent allumés sur le champ, tout le monde s'arme de gros cierges, et le Calife lui-même en fait autant. Des étoupes trempées dans l'huile et allumées au bout de longues perches, jettoient tant d'éclat que les rochers paroissoient éclairés comme en plein jour. L'air étoit rempli ( 77 ) de tourbillons d'étincelles, et le vent le* chassant par-tout, le feu prit à la fougère et aux broussailles. Dans peu, l'incendie fit des progrès rapides ; on vit ramper de toutes parts des serpens au désespoir et rpii abandonnoient leur demeure avec des sitfîemens effroyables. Les chevaux, le nez au vent, hennissoient, battoient du pied, et ruoient sans quartier. Une des forêts de cèdre qu'on ce to voit alors s'embrasa, et les branches qui. pen- doient sur le chemin communiquèrent les flammes aux fines mousselines et aux bel- les toiles qui couvroient les cages des dames, et elles furent obligées d'en sortir, au hasard de se rompre le col. Vathek, vomissant mille blasphèmes, fut forcé tout comme les autres, de mettre ses pieds sacrés à terre. Jamais rien de pareil ne toit arrivé : les dames qui nesavoient pas se tirer d'affaire, tomboient dans la fange, pleines de dépit, de honte et de rage. Moi, marcher ! disoit l une ; moi, mouiller mes pieds ! disoit ( 78 ) l'autre ; moi salir mes robes ! s'écrioit une troisième : exécrable Bababalouk ! di soi- ent-elles toutes à la fois, ordure d'enfer ! Qu'avois-tu besoin de flambeaux? Plutôt que les tigres nous eussent dévorées, que d'être vues dans l'état où sommes ! Nous voilà perdues pour jamais. Il n'y aura pas de porte-faix dans l'armée, ni de décrotteur de chameaux qui ne puisse se vanter d'avoir vu une partie de notre corps, et, qui pis est, nos visages. En disant ces mots, les plus modestes se jettèrent la face dans les ornières. Celles qui avoient un peu plus de courage en voulurent à Ba- babalouk ; mais lui, qui les connoissoit et qui étoit fin, s'enfuit à toutes jambes avec ses confrères, en secouant leurs torches et battant des tymbales. L'incendie répandit une lumière aussi vive que le soleil au plus beau jour de la canicule, et il faisoit chaud à proportion. Oh comble d horreur! On voyoit le Calife embourbé comme un simple mortel ! Ses sens commencèrent à s'engourdir; il ne ( 79 ) pouvoit plus avancer. Une de ses femmes Ethiopiennes (car il en avoit une grande variété) eut pitié de lui, le prit à brasse- corps, le chargea sur ses épaules, et voy- ant que le feu gagnoit de tous cotés, elle partit comme un trait, malgré le poids de son fardeau. Les autres dames, auxquel- les le danger avoit rendu l'usage de leurs jambes, la suivirent de toutes leurs forces; les gardes se mirent à galoper après, et les palefreniers fai soient courir les cha- meaux en se culbutant les uns sur les autres. On arriva enfin au lieu où les bétes féro- ces avoient commencé le carnage ; mais elles avoient trop desprit pour ne s'être pas retirées au bruit d'un si horrible va- carme, ayant, du reste, soupe à merveille. Bababalouk se saisit pourtant de deux ou trois des plus grasses, et qui s'étoient tant remplies qu elles ne pou voient plus bou- ger. Il se mit à les écorcher proprement ; et comme on étoit déjà assez éloigné de l'embrasement pour que la chaleur n'en ( 80 ) fut que médiocre et agréable, on se déter- mina à s'arrêter dans l'endroit où Ton étoit. On ramassa les lambeaux des toiles pein- tes ; on enterra les débris du repas des loups et des tigres ; on se vengea sur quel- ques douzaines de vautours qui en a voient leur saoul ; et après avoir fait le dénom- brement des chameaux qui préparoient tranquillement du sel ammoniac, on en- cagea tant bien que mal les dames, et on dressa la tente impériale sur le terrein le moins raboteux, Vathek s'étendit sur ses matelas de du- vet, et commencoit à se refaire des se- cousses de l'Ethiopienne ; c'étoit une rude monture! Le repos ramena son appétit accoutumé; il demanda à manger ; mais, hélas! ces pains déiicats qu'on cuisoit dans des fours d'argent pour sa bouche royale, ces gâteaux friands, ces confitures ambrées, ces flacons de vin de Shiraz, ces porcelaines remplies de neige, ces exceî- lens raisins qui croissent sur les bords du Tygre; tout avoit disparu! Bababaloitk ( 81 ) nVvoit à offrir qu'un gros loup rôti, des vautours à la daube, des herbes amères, des champignons vénéneux, des chardons et des racines de mandragore qui ulcé- roient la gorge et mettoient la langue en pièces. Pour toutes liqueurs, il ne possé- doit que quelques phioles de méchante ean-de-vie, que les marmitons avoient cachées dans leurs pabouches. On con- çoit qu'un repas aussi détestable dut mettre Vathek au désespoir; il sebouchoit le nez et mâchoit avec des grimaces af- freuses. Cependant, il ne mangea pas mal, et s endormit pour mieux digérer. Pendant ce tems tous les nuages avoient disparu de dessus Thorison. Le soleil étoit ardent, et ses rayons, réfléchis par les rochers, rotissoient le Calife, malgré les rideaux qui l'enveloppoient. Un es- saim de moucherons fétides et couleur d'absynthe, le piquoient jusqu'au sang. N en pouvant plus, il se réveille en sur- saut, et hors de lui; il ne savoit que de- venir, et se débattoit de toutes ses -forces. G ( 82 ) tandis que Bababalouk continuoit de ron- fler, couvert de ces vilains insectes qui lui courtisoient le nez. Les petits pages avoient jette leurs éventails par terre. Ils étoient à moitié morts, et employoient leurs voix expirantes à faire des reproches amers au Calife, qui, pour la première fois de sa vie, entendit la vérité. Alors, il renouvella ses imprécations contre le Giaour, et commença même à dire quelques douceurs à Mahomet. Où suis-je? s'écrioit-il : quels sont ces affreux rochers ! ces vallées de ténèbres ! sommes- nous arrivés à l'épouvantable Caf ! la Si- morgue va-t-elle venir me crever les yeux pour venger mon expédition impie ! En parlant ainsi, il mit la tête à une ouverture du pavillon ; mais hélas ! quels objets se présentèrent à sa vue! D'un côté, une plaine de sable noir dont on ne voyoit point l'extrémité ; de l'autre, des rochers perpendiculaires tout couverts de ces abo- minables chardons qui lui faisoient encore cuire la langue. Il crut pourtant dé- ( 83 ) couvrir parmi les ronces et les épines, quelques fleurs gigantesques ; il se trom- poit : ce n'étoit que des morceaux de toiles peintes, et des lambeaux de son magnifique cortège. Comme il y avoit plusieurs crevasses dans le roc, Vathek prêta l'oreille, dans l'espoir d'y entendre le bruit de quelque torrent ; mais il n'enten- dit que le sourd murmure de gens, qui, en maudissant leur voyage, demandoient de l'eau. Il y en avoit même qui crioient auprès de lui: pourquoi avons-nous été conduits ici ? Notre Calife a-t-il quel qu'autre tour à bâtir? Ou est-ce que les Afrites impitoyables que Carathis aime tant, font ici leur demeure ? A ce nom de Carathis, Vathek se res- souvint de certaines tablettes qu'elle lui avoit donnés, en lui conseillant d'y avoir recours dans les cas désespérés. Pendant qu'il les feuilletoit, il entendit un cri de joie et des battemens de mains; les ri- deaux du pavillon s ouvrirent, et il vit Ba- babalouk suivi dune troupe de ses favor- G 2 ( 84 ) ites. Ils lui am enoient deux nains d'une coudée de haut, portant une grande cor- beille remplie de melons, d'oranges et de grenades, et qui chantoient d'une voix ar- gentine les paroles suivantes: " Nous habitons sur la cime de ces rochers, une cabane tissue de cannes et de joncs ; les aigles nous envient notre séjour; une pe- tite source nous y fournit de quoi faire l'Abdeste, et jamais un jour ne se passe sans que nous récitions les prières pre- scrites par notre saint Prophète. Nous vous chérissons, ô Commandeur des Fi- dèles ! Notre maître, le bon Emir Fak- reddin vous chérit aussi ; il révère en vous le Vicaire de Mahomet. Tout petits que nous sommes, il a de la confiance en nous; il sait que nos cœurs sont aussi bons que nos corps paroissent méprisables ; et il nous a placés ici pour secourir ceux qui s'égarent dans ces tristes montagnes. Nous étions, la nuit dernière, occupés dans notre petite cellule de la lecture du saint Koran, lorsque les vents impétueux ont éteint ( 85 ) tout-à-coup nos lumières, et fait trembler notre habitation. Deux heures se sont écoulées dans les plus profondes ténèbres; alors, nous entendîmes au loin des sons que nous avons pris pour ceux des clo- chettes d'un Cafila qui traversoit les rocs. Bientôt des cris, des rugissemens et le sou des tymbales ont frappé nos oreilles. Glacés d'effroi, nous avons pensé que le Deggial avec ses anges exterminateurs, venoit répandre ses fléaux sur la terre. Au milieu de ces réflexions, des flammes cou- leur de sang se sont élevées sur Thorison, et quelques momens après, nous fûmes tout couverts d'étincelles. Hors de nous- mêmes par ce spectacle effrayant, nous nous sommes agenouillés, nous avons ou- vert le livre dicté par les bienheureuses intelligences, et à la clarté des feux qui nous entouroient, nous avons lu Lé verset qui dit : On ne doit mettre sa confiance quen la miséricorde du Ciel; il ri y a de ressource que dans le saint Prophète; la. montagne de Caf elle-même peut frcmbler^ o3 ( 86 ) la puissance d'Allah est seule inébranlable. Après avoir prononcé ces paroles, un calme céleste s'est emparé de nos âmes ; il s'est fait un profond silence, et nos oreilles ont distinctement ouï dans l'air une voix qui disoit : Serviteurs de mon Serviteur fidèle, mettez vos sandales, et descendez dans l'heureuse vallée qu'ha- bite Fakreddin; dites-lui qu'une occasion illustre se présente pour satisfaire la soif de son cœur hospitalier: c'est le Com- mandeur des vrais Croyans qui erre lui- même dans ces montagnes ; il faut le se- courir. Joyeusement, nous avons obéi a langélique mission ; et notre maître plein d'un zèle pieux, a cueilli de ses propres mains ces melons, ces oranges, ces gre- nades ; il nous suit avec cent dromadaires chargés des eaux les plus limpides de ses fontaines ; il vient baiser la frange de votre robe sacrée, et vous supplier d'entrer dans son humble demeure, qui est enchâssée clans ces déserts arides comme une éme- raude dans le plomb." Les nains, après ( 37 ) avoir ainsi parlé, restèrent debout les mains croisées sur l'estomac, et dans un profond silence. Pendant cette belle harangue, Vathek s'étoit saisi de la corbeille, et long-tems avant qu'elle fût finie, les fruits s'étoient fondus dans sa bouche. A mesure qu'il les mangeoit, il devenoit pieux, récitoit ses prières, et demandoit en même tems le Koran et du sucre. Il étoit dans ces dispositions, quand les tablettes, qu'il avoit posées à l'apparition des nains, lui donnèrent dans la vue ; il les reprit : mais il pensa tomber de son haut, en y voyant en grands caractères rouges, tracés par la main de Carathis, ces paroles qui étoient d'un à-propos à faire trembler : " Garde-toi bien des vieux docteurs et de leurs petits messagers qui nont qu'une coudée; méfie-toi de leurs su- percheries pieuses ; au lieu de manger leurs melons, il faut les mettre eux-mêmes à la broche. Si tu es assez foible pour entrer chez eux, la porte du palais souterrein se ( 83 ) fermera, et son mouvement te mettra en lambeaux. On crachera sur ton corps, et les chauve-souris feront leur nid de ton ventre.' Que signifie ce galimathias épouvan- table? s'écria le Calife : faut-il que j'ex- pire de soif dans ces déserts de sable, pendant que je puis me rafraîchir dans Theureuse vallée des melons et des con- combres ? Que maudit soit le Giaour avec son portail d'ébène ! Il m'a fait assez mor- fondre ; d'ailleurs, qui me donnera des loix? Je ne dois entrer chez personne, dit-on; eh! puis-je entrer dans quelque lieu qui ne m'appartienne ? Bababalouk, qui ne perd oit pas une parole de ce soli- loque, y applaudissent de tout son cœur, et toutes les dames furent de son avis; ce qui jusqu'alors n'étoit pas arrivé. On fêta les nains, on les caressa, on les mit bien proprement sur de petits car- reaux de satin, on admira la symmétrie de leurs petits corps, on vouloit tout voir, on leur présenta des breloques et du bon- bon ; mais ils refusèrent tout avec une ( S9 ) gravité admirable. Ils grimpèrent sur l'estrade du Calife, et se plaçant sur ses épaules, ils lui bourdonnèrent des prières dans les deux oreilles. Leurs petites langues alloient comme les feuilles du tremble, et la patience de Vathek tou- choit à sa fin, quand les acclamations des troupes annoncèrent l'arrivée de Fakred- din, avec cent barbons, autant deKorans, et autant de dromadaires. On se mit vite aux ablutions et à réciter le Bismillah. Vathek se débarrassa de ses importuns moniteurs, et en fit de même; car il avoit les mains brûlantes. Le bon Emir, qui étoit religieux à toute outrance, et grand complimenteur, fit une harangue cinq fois plus longue, et cinq fois moins intéressante, que celle de ses petits précurseurs. Le Calife n'y pouvant plus tenir, s'écria: pour l'amour de Ma- homet ! finissons, mon cher Fakreddin, et allons dans votre verte vallée, manger les beaux fruits dont le ciel vous a fait présent. Sur ce mot dallons, on se mit ( 90 ) en marche ; les vieillards alîoient un peu lentement; maisVathek, sous-main, avoit ordonné aux petits pages d eperonner les dromadaires. Les cabrioles que ces ani- maux faisoient, et l'embarras de leurs ca- valiers octogénaires, étoient si plaisans, qu'on n'entendoit qu'éclats de rire dans toutes les cages. On descendit pourtant heureusement dans la vallée par de grand escaliers que l'Emir avoit fait pratiquer dans le roc ; et déjà on commençoit à entendre le mur- mure des ruisseaux et le frémissement des feuilles. Le cortège enfila bientôt un sen- tier bordé d'arbustes fleuris, qui aboutis- soit à un grand bois de palmier, dont les branches ombrageoient un vaste bâtiment de pierre de taille. Cet édifice étoit cou- ronné de neuf dômes, et orné d'autant de portails de bronze, sur lesquels les mots suivans étoient gravés en émail. C'est ici ïusyle des pèlerins, le refuge des voyageurs, et le dépôt des secrets de tous les pays du monde. ( 91 ) Neuf pages, beaux comme le jour, et décemment vêtus de longues robes de lin d'Egypte, se tenoient à chaque porte. Ils reçurent la procession d'un air ouvert et caressant. Quatre des plus aimables pla- cèrent le Calife sur un techtravan magni- fique; quatre autres un peu moins gra- cieux se chargèrent de Bababalouk, qui tressailloit de joie en voyant l'heureux ^ite qu'il devoit avoir: le reste du train fut soigné par les autres pages. Quand tout ce qui étoit mâle eut dis- paru, la porte d'une grande enceinte qu'on voyoit à droite, tourna sur ses gonds har- monieux, et il en sortit une jeune personne d'une taille légère, et dont la chevelure d'un blond cendré flottoit au gré des zé- phirs du crépuscule. Une troupe de jeunes filles, semblables aux Pléiades, la suivait sur la pointe des pieds. Elles ac- coururent toutes aux pavillons où étoient les sultanes, et la jeune dame s'inclinant avec grâce leur dit : mes charmantes prin- cesses, on vous attend ; nous avons dressé ( 92 ) îes lits de repos, et jonché vos apparte- mens de jasmin : nul insecte n'écartera le sommeil de vos paupières, nous les chas- serons avec un million de plumes. Venez donc, aimables dames, rafraîchir vos pieds délicats, et vos membres d'ivoire dans des bains d'eau de rose ; et, à la douce lueur des lampes parfumées, vos servantes vous feront des contes. Les sultanes accep- tèrent avec grand plaisir ces offres obli- geantes, et suivirent la jeune dame dans le harem de L'Emir ; mais il faut les quitter un moment pour retourner au Calife. Ce prince avoit été conduit sous un grand dôme, éclairé de mille lampes de crystal de roche. Autant de vases de la même matière, remplis d'un sorbet déli- cieux, -étinceloient sur une grande table où se trou voit une profusion de mets déli- cats. Il y avoit entr autres du riz au lait d'amandes, des potages au safran, et de l'agneau à la crème, que le Calife aimoit beaucoup. Il en mangea avec excès, témoigna bien de l'amitié à TEmir dans 1$ ( 93 ) *aîté de son cœur, et fit danser les nains malgré eux ; car ces petits dévots n'osoient désobéir au Commandeur des Fidèles, Enfin, il s'étendit sur le sopha, et dor- mit plus tranquillement qu'il n'avoit fait de sa vie. Il régnoit sous ce dôme un silence pai- sible que rien n'interrompoit que le bruit des mâchoires de Bababalouk, qui se re- faisoit du triste jeûne auquel il avooit été forcé dans les montagnes. Comme il étoit de trop bonne humeur pour dormir, et qu'il n'aimoit pas à être désœuvré, il voulut al- ler tout de suite au harem pour soigner ses dames, voir si elles s'étoient frottées à propos de baume de la Mecque, si leurs sourcils et leurs chevelures étoient en or- dre ; en un mot, pour leur rendre tous les menus services dont elles avoient besoin. Il chercha long-tems, mais sans succès, la porte qui conduisoit au harem. De peur d'éveiller le Calife, il n'osoit crier, et personne ne bougeoit dans le palais. Il commençoit à désespérer de venir à bout ( 94 ) de son dessein, lorsqu'il entendit un petit chuchotement ; c'étaient les nains qui étai- ent retournés à leur ancienne occupation, et qui, pour la neuf cent quatre vingt neu- vième fois de leur vie, relisoient le Koran. Ils invitèrent très-poliment Bababalouk à les entendre ; mais il avoit bien d'autres choses à faire. Les nains, quoiqu'un peu scandalisés, lui indiquèrent le chemin des appartenons qu'il cherchoit. Il falloit, pour y arriver, passer par cent corridors fort obscurs. Il les enfila en tâtonnant, et à la fin au bout d'une longue allée, il commença à entendre l'agréable caquet des femmes, et son cœur en fut tout ré- joui. " Ah ! ah ! vous n'êtes pas encore en- dormies, s'écria-t-il, en faisant de grandes enjambées; ne croyez pas que j'aie abdi- qué ma charge." Deux eunuques noirs, entendant parler si haut, se détachèrent des autres à la hâte, le sabre à la main ; mais bientôt on répéta de tous côtés : ce n'est que Bababalouk, ce n'est que Baba- balouk. En effet, ce vigilant gardien s'a- ( 95 ) vanea vers une portière de soie incarnat, à travers de laquelle luisoit une clarté agréable, qui lui lit distinguer un grand bain de porphyre foncé, et d'une forme ovale. D'amples rideaux tombant eu grands replis, entouroient ce bain ; ils étoient à demi-ouverts, et laissoient entre- voir des groupes déjeunes esclaves, parmi lesquelles Bababalouk reconnut ses an- ciennes pupilles étendant mollement les bras, comme pour embrasser l'eau par- fumée, et se refaire de leurs fatigues. Les regards langoureux, les mots à l'oreille, les sourires enchanteurs qui accompagnoient les petites confidences, la douce odeur des roses, tout inspiroit une volupté contre laquelle Bababalouk lui-même avoit de la peine à se défendre. Il garda pourtant un grand sérieux, et -commanda d'un ton magistral de faire sor- tir ces belles de l'eau, et de les peigner d'importance. Tandis qu'il donnoit ces ordres, la jeune Nouronihar, fille de l'Emir, gentille comme une gazelle, et pleine des- ( 96 ) piéglerie, fit signe a une cle ses esclave» de descendre tout doucement la grande escarpolette qui étoit attachée au plancher avec des cordons de soie. Pendant qu'on faisoit cette manœuvre, elle parla des» doigts aux femmes qui étoient dans le bain, et qui bien fâchées d'être obligées de sortir de ce séjour de mollesse, emmê- lèrent leurs cheveux pour donner de l'oc- cupation à Bababalouk, et lui faisoient mille autres niches. Quand Nouronihar le vit prêt à perdre patience, elle s'approcha de lui avec un respect affecté, et lui dit : " Seigneur, il n'est pas décent que le chef des eunuques du Calife, notre Souverain, se tienne ainsi debout ; daignez reposer votre gentille per- sonne sur ce sopha, qui se rompra de dé- pit s'il n'a pas l'honneur de vous recevoir." Charmé de ces accens flatteurs, Bababa- louk répondit galamment: " Délices de mes prunelles, j'accepte la proposition qui découle de vos lèvres sucrées ; et à dire vrai, mes sens sont affoiblis par l'admira,- ( 97 ) tion que m'a causé la splendeur rayonnante de vos charmes." Reposez-vous donc, re- prit la belle, en le plaçant sur le prétendu sopha. Tout-à-coup, la machine partit comme un éclair. Toutes les femmes voyant alors de quoi il s'agissoit, sortirent nues du bain, et se mirent follement à don- ner le branle a l'escarpolette. Dans peu elle parcourut tout l'espace d'un dôme fort élevé, et faisoit perdre la respiration à l'infortuné Bababalouk. Quelquefois il rasoit l'eau, et quelquefois il alloit donner du nez contre les vitres; en vain, il remplis? soit l'air de ses cris avec une voix qui res- sembloit au son d'un pot cassé, les éclats de rire ne permettoient pas de les entendre. Nouronihar, ivre de jeunesse et de gaieté, étoit bien accoutumée aux eunu- ques des harems ordinaires ; mais elle n'en avoit jamais vu d'aussi dégoûtant ni d'aussi royal : aussi se divertissoit-elle plus que toutes les autres. Enfin, elle se mit à parodier des vers Persans, et chanta : 44 Douce et blanche colombe qui voles dans H ( 98 ) les airs, donne quelque œillade à ta fidèle compagne. Gazouillant rossignol, je suis ta rose ; chante-moi donc quelques coup- plets agréables." Les sultanes et les esclaves, animées par ces plaisanteries, firent tant jouer l'es- carpolette que la corde cassa, et que le pauvre Bababalouk tomba comme une tortue au milieu du bain. Il se fit un cri général ; douze petites portes qu'on n'ap- percevoit pas s'ouvrirent, et l'on s'échappa bien vite après lui avoir jette tous les linges sur la tête, et avoir éteint les lumières. Le déplorable animal dans l'eau jus- qu'au col et dans l'obscurité, ne pouvoit se débarrasser du fatras qu'on lui avoit jette, et entendoit, à sa grande douleur, des éclats de rire de tous côtés. C'étoit en vain qu'il se débattoit pour sortir du bain ; le bord tout imbibé de l'huile qui avoit coulé des lampes cassées, le faisoit glisser et retomber avec un bruit sourd qui résonnoit dans le dôme. A chaque chute, les maudits éclats de rire redou- ( 99 ) bloîent. Croyant ce lieu habité par des démons plutôt que par des femmes, il prit le parti de ne plus tâtonner, et de rester tristement dans le bain. Son humeur s'ex- hala en soliloques remplis d'imprécations, dont ses malicieuses voisines, nonchalam- ment couchées ensemble, ne perdoient pas un mot. Le matin le surprit dans ce bel état ; on le tira enfin de dessous le mon- ceau de linge à demi étouffé, et trempé jusqu'aux os. Le Calife l'avoit fait cher- cher par-tout, et il se présenta devant son maître en boitant et en claquant des dents. Vathek s'écria en le voyant dans cet état : Qu'as-tu donc? Qui est-ce qui t'a mis à la marinade? Et vous-même, qui vous a fait entrer dans ce maudit gîte, demanda Bababalouk à son tour? Est-ce qu'un Monarque, tel que vous, doit venir se fourrer avec son harem, chez un barbon d'Emir qui ne sait pas vivre ? Les gra- cieuses demoiselles qu'il tient ici ! Ima- H'inez-vouz qu'elles m'ont trempé comme une croûte de pain, et m'ont fait danser h 2 ( ioo ) toute la nuit sur leur maudite escarpo- lette comme un saltimbanque. Voilà un bel exemple pour vos sultanes, à qui j'avois inspiré tant de bienséance ! Vathek, ne comprenant rien à ce dis* cours, se fit expliquer toute l'histoire; Mais au lieu de plaindre le pauvre hère, il se mit à rire de toute sa force, de la figure qu'il devoit faire sur l'escarpolette. Bababalouk en fut outré, et peu s'en fal- lût qu'il ne perdît tout respect. Riez, riez, Seigneur, disoit-il ; je voudrois que cette Nouronihar vous jouât aussi quel- que tour ; elle est assez méchante pour ne pas vous épargner vous-même. Ces mots ne firent pas d'abord une grande im- pression sur le Calife ; mais il s'en ressou- vint dans la suite. Au milieu de cette conversation arriva Fakreddin, pour inviter Vatkek à des prières solemnelles, et aux ablutions qui se faisoient dans nne vaste prairie, arrosée par une infinité de ruisseaux. Le Calife trouva l'eau fraîche, mais les prières en- ( 101 ) uuveuses à la mort. Il se divertissoit pourtant de la multitude de calenders, de sautons et de derviches, qui alloient et venoient dans la prairie. Les bramanes, les faquirs et autres cagots venus des gran- des Indes, et qui en voyageant s'étoient arrêtes chez l'Emir, ramusoient sur-tout beaucoup. Ils avoient tous quelque mo- merie favorite : les uns trainoient une grande chaîne ; les autres un ourang-ou- tang ; d'autres étoient armés de disci- plines ; tous rénssissoient à merveille dans leurs difîerens exercices. On en voyoit qui grimpoient sur les arbres, tenoient un pied en l'air, se balancoient sur un petit feu, et se donnoient des nazardes sans pitié. Il y en avoit aussi qui chérissoient la vermine, et celle-ci ne répondoit pas mal à leurs caresses. Ces cagots ambu- lans soulevoient le cœur des derviches, des calenders et des santons. On les avoit rassemblés, dans lefpoir que la présence du Calife les guérirait de leur folie, et les convertiront a la foi musulmane : mais ( 102 ) hélas! on se trompa beaucoup. Au lieu de les prêcher, Vathek les traita comme des bouffons, leur dit de faire ses compli- mens a Visnou et à Ixhora, et se prit de fantaisie pour un gros vieillard de l'isle de Serendib, qui étoit le plus ridicule de tous. Ah çà, lui dit-il, pour l'amour de tes Dieux, fais quelque gambade qui m'amuse. Le vieillard offensé se mit à pleurer ; et comme il étoit un vilain pleureur, Vathek lui tourna le dos. Bababalouk, qui sui- voit le Calife avec un parasol, lui dit alors: que votre Majesté prenne garde à cette canaille. Quelle diable d'idée de la ras- sembler ici ! Faut-il qu'un grand Monar- que soit régalé d'un tel spectacle, avec des intermèdes de talapoins plus galeux que des chiens ? Si j'étois vous, j'ordon- nerois un grand feu, et je purgerois la terre de l'Emir, de son harem et de toute sa ménagerie. Tais-toi, répondit Vathek. Tout ceci m amuse infiniment, et je ne quitterai pas la prairie que je n'aie visite tous les animaux qui l'habitent. ( 103 ) A mesure que le Calife alloit en avant, on lui présentait toutes sortes d'objets pitoyables ; des aveugles, des demi-aveu- gles, des messieurs sans nez, des daines sans oreilles,et le tout pour relever la grande cha- rité de Fakreddin qui, avec ses barbons, dis- tribnoit à la ronde les cataplasmes et les emplâtres. A midi, il se fit une superbe entrée d'estropiés, et bientôt on vit dans la plaine les plus jolies sociétés d'infirmes. Les aveugles, en tâtonnant, alloient avec les aveugles ; les boiteux clochoient ensem- ble, et les manchots gesticuloient du seul bras qui leur restoit. Aux bords d'une grande chiite d'eau se trouvoient les sourds ; ceux de Pégu avoient les oreilles les plus belles et les plus larges, et jouis- soient de l'agrément d'entendre encore moins que les autres. Ce lieu étoit aussi le rendez-vous des superrluités en tout genre, comme des goitres, des bosses, et même des cornes, dont plusieurs avoient un poli admirable. L'Emir voulut rendre la fête solemnelle, et faire tous les honneurs possibles à son ( 104 ) illustre convive ; en conséquence, il fit étendre sur le gazon une multitude de peaux et de nappes. On servit des pilaus de toutes les couleurs, et autres mets or- thodoxes pour les bons musulmans. Va- thek, qui étoit honteusement tolérant, avoit eu le soin d'ordonner des petits plats d'abomination qui scandalisoient les fidèles. Bientôt, toute la sainte assemblée se mit à manger de son mieux. Le Calife eut envie d'en faire autant ; et malgré toutes les remontrances du chef des eunuques, il voulut dîner sur le lieu même. Aussi- tôt l'Emir fit dresser une table à l'ombre des saules. Au premier service on donna du poisson tiré d'une rivière qui coulcit sur un sable doré au pied d'une colline fort haute. On rôtissoit ce poisson à me- sure qu'on le prenoit, et on l'assai sonnoit ensuite avec des fines herbes du mont Sina; car chez l'Emir tout étoit aussi pieux qu'excellent. On étoit aux entremets du festin, quand tout-à-coup un son mélodieux de luths que C 105 ) répétaient les échos, se fit entendre sur la colline. Le Calife, saisi d'étonnement et de plaisir, leva la tête, et il lui tomba sur le visage un bouquet de jasmin. Mille éclats de rire succédèrent à cette petite niche, et à travers les buissons on apper- çut les formes élégantes de plusieurs jeunes filles qui sautilloient comme des chevreuils. L'odeur de leurs chevelures parfumées parvint jusqu'à Vathek ; il sus- pendit son repas, et comme enchanté il dit à Bababalouk : les Périses sont-elles des- cendues de leurs sphères? Vois-tu celle dont la taille est si déliée, qui court avec tant d'intrépidité sur les bords des pré- cipices, et qui en tournant la tête, semble ne faire attention qu'aux gracieux replis de sa robe ? Avec quelle jolie petite im- patience elle dispute son voile aux buis- sons! Seroit-ce elle qui ma jette les jasmins? Oh! c'est, bien elle, répondit Bai.abalouk, et elle seroit fille à vous jetter vous-même du rocher en bas ; je la reconnois : c'est ma bonne amie Nouroni- ( 106 ) har, qui m'a Psi poliment prêté son escar- polette. Allons, mon cher seigneur et maître, continua-t-il, en rompant une branche de saule, permettez-moi de l'aller fustiger pour vous avoir manqué de res- pect. L'Emir ne sauroit s'en plaindra; car, sauf ce que je dois à sa piété, il a grand tort de tenir un troupeau de demoi- selles sur les montagnes ; lair vif donne trop d'activité aux pensées. Paix, blasphémateur, dit le Calife ; ne parle pas ainsi de celle qui entraîne mon cœur sur ces montagnes. Fais plutôt que mes yeux se fixent sur les siens, et que je puisse respirer sa douce haleine. Avec quelle grâce et quelle légèreté elle court palpitant dans ces lieux champêtres ! En disant ces mots, Vathek étendit ses bras vers la colline, et levant les yeux avec une agitation qu'il n'avoit jamais sentie, il cherchoit à ne pas perdre de vue celle qui Favoit déjà captivé. Mais sa course étoit aussi difficile à suivre que le vol d'un de ces beaux papillons ( 107 ) azurés de Cachemire, si rares et si se- mil 1 an s. Vathek, non content de voir Nouronihar, vouloit aussi l'entendre, et prétoit avide- ment l'oreille pour distinguer ses accens. Enfin il entendit quelle disoit à une de ses compagnes, en chuchotant derrière le petit buisson d'où elle avoit jette le bou- quet; il faut avouer qu'un Calife est une belle chose à voir : mais mon petit Gul- chenrouz est bien plus aimable ; une tresse de sa douce chevelure vaut mieux que toute la riche broderie des Indes ; j'aime mieux que ses dents me serrent malicieuse- ment le doigt que la plus belle bague du trésor impérial. Où l'as-tu laissé, Sutle- mémé ? Pourquoi n'est-il pas ici ? Le Calife inquiet auroit bien voulu en entendre davantage ; mais elle s'éloigna avec toutes ses esclaves. L'amoureux Mo- narque la suivit des yeux jusqu'à ce qu'il l'eût perdue de vue, et demeura tel qu'un voyageur égaré pendant la nuit, a qui les nuages dérobent la constellation qui le ( 108 ) dirige. Un rideau de ténèbres sembloit s'être abaissé devant lui; tout lui paroi 8- soit décoloré, tont avoit pour lui changé de face. Le bruit du ruisseau port oit la mélancolie dans son ame, et ses larmes tomboient sur les jasmins qu'il avoit re- cueillis dans son sein brûlant. Il ramassa même quelques cailloux pour se ressou- venir de l'endroit où il avoit senti les pre- miers élans d'une passion, qui jusqu'alors lui avoit été inconnue. Mille fois il avoit tâché de s'en éloigner, mais c'étoiten vain. Une douce langueur absorboit son ame. Etendu au bord du ruisseau, il ne cessoit de tourner ses regards vers la cîme bleuâtre de la montagne. Que me caches- tu, rocher impitoyable ! s'écrioit-il : qu'est- elle devenue ? Qn'est-ce qui se passe dans tes solitudes? Ciel! peut-être en ce mo- ment elle erre dans tes grottes avec son heureux Gulchenrouz ! Cependant le serein commençoit à tom- ber. L'Emir, inquiet pour la santé du Calife, fit avancer là litière impériale; \a- ( 109 ) thek s'y laissa porter sans s'en appercevoir, et fut ramené dans le superbe sallon où il avoit été reçu la veille. Mais laissons le Calife livré à sa nouvelle passion, et suivons sur les rochers Nou- ronihar, qui avoit enfin rejoint son cher petit Gulchenrouz. Ce Gulchenrouz étoit le seul enfant d'Ali Hassan, frère de l'Emir, et la créature de l'univers la plus délicate, la plus amiable. Depuis dix ans sou père étoit parti pour voyager sur des mers in- connues, et Tavoit confié aux soins de Fak- reddin. Gulchenrouz savoit écrire en différons caractères avec une précision merveilleuse, et peignoit sur le vélin les plus jolis arabesques du monde. Sa voix étoit douce, et il l'accordoit avec le luth de la manière la plus attendrissante. Quand il chantoit les amours de Meignoun et de Leilah, ou de quelqu'autres amans infor- tunés de ces siècles antiques, les larmes baignoient les yeux de ses auditeurs. Ses vers (car comme Meignoun il étoit poète) inspiroient une langueur et une mollesse ( no ) bien dangereuses pour les femmes. Toutes l'aimoient à la folie ; et quoiqu'il eût treize ans, on n'avoit pas encore pu l'arracher du harem. Sa danse étoit légère comme ce duvet que font voltiger dans l'air les zé- phirs du printems. Mais ses bras qui s'entrelaçoient si gracieusement avec ceux des jeunes filles, lorsqu'il dansoit, ne pou- vaient pas lancer les dards à la chasse, ni dompter les chevaux fougueux que son oncle nourrissoit dans ses pâturages. Il tiroit pourtant de l'arc d'une main sûre, et il auroit devancé tous les jeunes gens à la course, si on avoit osé rompre les liens de soie qui l'attachoient à Nouronihar. Les deux frères avoient mutuellement engagé leurs enfans l'un à l'autre, et Nou- ronihar aimoit son cousin encore plus que ses propres yeux, tout beaux qu'ils étoient. Us avoient tous deux les mêmes goûts et les mêmes occupations, les mêmes regards longs et languissans, la même chevelure, la même blancheur; et quand Gulchen- rouz se paroi t des robes de sa cousine, il ( 111 ) sembloit être plus femme qu'elle. Si par hasard il sortoit un moment du harem pour aller chez Fakreddin, c'étoit avec la timidité du faon qui s'est séparé de la biche. Avec tout cela il avoit assez d'es- pièglerie pour se moquer des barbons so- lemuels; aussi le tancoient-ils quelque- fois sans pitié. Alors, il se plongeoit avec transport dans l'intérieur du harem, tiroit. toutes les portières sur lui, et se réfugioit en sanglotant dans les bras de Nouronihar. Elle aimoit ses foutes plus qu'on n'a jamais aimé les vertus. JNouronihar, après avoir laissé le Calife dans la prairie, courut avec Gulchenrouz sur les montagnes tapissées de gazon, qui protégeoient la vallée ou Fakreddin faisoit sa résidence. Le soleil quittait Thorison ; et ces jeunes gens, dont l'imagination étoit vive et exaltée, crurent voir dans les beaux nuages du couchant les dômes de Shaddn- kian et d'Ambreabad où les Péris font leur demeure. Nouronihar s'étoit assise sur le penchant de la colline, et tenoit la tète ( 112 ) parfumée de Gulchenrouz sur ses genoux. Mais l'arrivée imprévue du Calife, et l'éclat qui l'environnoit avoient déjà trou* blé son ame ardente. Entraînée par sa vanité, elle n avoit pu s'empêcher de se faire remarqer de ce prince. Elle avoit bien vu qu'il ramassoit les jasmins qu'elle lui avoit jettes, et son amour-propre en étoit flatté. Aussi, fut-elle toute troublée, lorsque Gulchenrouz s'avisa de lui deman- der ce qu'étoit devenu le bouquet qu'il lui avoit cueilli. Pour toute réponse, elle le baisa au front, et s'étant levée à la hâte, elle se promena à grands pas dans une agitation et une inquiétude qu'on ne sauroit décrire. Cependant la nuit avançoit; l'or pur du soleil couchant avoit fait place à un rouge sanguin; des couleurs comme celles d'une fournaise ardente, donnoient sur les joues enflammées de Nouronihar. Le pauvre petit Gulcheurouz s'en apperçut. 11 très- sailloit jusqu'au fond de son ame de ce que son amiable cousine étoit si agitée. Retirons-nous, lui dit-il d une voix timide, ( 113 ) il y a quelque chose de funeste dans les cieux. Ces tamarins tremblent plus qu'à l'ordinaire, et ce vent me g'iace le cœur. Allons, retirons-nous; cette soirée est bien lugubre. En disant ces mots, il avoit pris Nouronihar par la main, et l'entraînoil de toutes ses forces. Celle-ci le suivoit 6ans savoir ce quelle faisoit. Mille idées étranges rouloient dans son esprit. Elle passa un grand rond de chevre-feuille quelle aimoit beaucoup, sans y faire au- cune attention ; Gulchenrouz seul, quoi- qu'il courût comme si une bête sauvage eût été à ses trousses, ne put s'empêcher d'en arracher quelques tiges. Les jeunes filles les voyant venir si vite, crurent que, selon leur coutume, ils vou- loient danser. Aussi-tôt elles, s'assem- blèrent en cercle et se prirent par la main ; mais Gulchenrouz, hors d'haleine, se laissa aller sur la mousse. Alors, la consterna- tion se répandit parmi cette troupe folâtre. Nouronihar, presque hors d'elle-même, et aussi fatiguée du tumulte de ses pensées* f ( 114 ; que de la course qu'elle venoit de faire, se jetta sur lui. Elle prit ses petites mains glacées, les réchauffa dans son sein, et frotta ses tempes d'une pommade odorifé- rante. Enfin, il revint à lui, et s'envelop- pant la tête dans la robe de Nouronihar, la supplia de ne pas retourner encore au harem. Il craignoit d'être grondé par Shaban, son gouverneur, vieil eunuque ridé et qui n'étoit pas des plus doux. Ce gardien rébarbatif auroit trouvé mauvais qu'il eût dérangé la promenade accou- tumée de Nouronihar. Toute la bande s'assit donc en rond sur la pelouse, et on commença mille jeux enfantins. Les eu- nuques se placèrent à quelque distance, et s'entretinrent ensemble. Tout le monde étoit joyeux, Nouronihar resta pensive et abattue. Sa nourrice s'en apperçut, et se mit à faire des contes plaisants, auxquels Gulchenrouz, qui avoit déjà oublié toutes ses inquiétudes, prenoit grand plaisir. Il rioit, il battoit des mains, et faisoit cent petites niches a toute la compagnie, même ( 115 ) aux eunuques, qu'il vouloit absolument faire courir après lui, en dépit de leur âge et de leur décrépitude. Sur ces entrefaites, la lune se leva ; la soireé étoit délicieuse, et on se trouva si bien, qu'on résolut de souper au grand air. Un des eunuques courut chercher des melons; les autres firent pleuvoir des amandes fraîches en secouant les arbres qui ombrageoient l'aimable bande. Sutle- mémé, qui excelloit à faire des salades, remplit des grandes jattes de porcelaine d'herbes les plus délicates, d'œufs de pe- tits oiseaux, de lait caillé, de jus de citron et de tranches de concombres, et en servit à la ronde, avec une grande cuiller de Cocknos. Mais Gulchenrouz, niché, à son ordinaire, dans le sein de Nouronihar, fermoit ses petites lèvres vermeilles lorsque Sutlemémé lui présentait quelque chose. 11 ne vouloit rien recevoir que de le main de sa cousine, et s'attachoit à sa bouche comme une abeille qui s'enivre du suc des fleurs. Pendant l'allégresse, qui étoit générale, i 1 ( 116 ) on vit une lumière sur la cîine de la plus haute montagne. Cette lumière répandoit une clarté douce, et on lauroit prise pour le lever de la lune en son plein, si cet astre n'eût pas été sur l'horison. Ce spec- tacle causa une émotion générale; on s'épuisoit en conjectures. Ce ne pouvoit pas être l'effet d'un embrasement, car la lumière étoit claire et bleuâtre. Jamais on n'avoit vu de météore d'une teinte pa- reille, ni de cette grandeur. Un moment, cette étrange clarté devenoit pâle ; un in- stant après, elle se ranimoit. D'abord, on la crut fixée sur le pic du rocher ; tout-à- coup, elle le quitta et étincela dans un bois touffu de palmiers ; de là, se portant le long des torrens, elle s'arrêta enfin a l'entrée d'un vallon étroit et ténébreux, Gulchenrouz, dont le cœur frissonnoit à tout ce qui étoit imprévu et extraordi- naire, trembloit de peur. Il tiroit Nou- ronihar par sa robe, et la supplioit de re- tourner au harem. Les femmes en firent de même ; mais la curiosité de la fille de C 117 ) l'Emir étoit trop forte, elle l'emporta. A tout hasard, elle voulut courir après le phénomène. Pendant qu'on disputoit ainsi, il partit de la lumière un trait de feu si éblouissant, que tout le monde se sauva en jettant de grands cris. Nouronihar fit aussi quel- ques pas en arrière; bientôt elle s'arrêta, et s'avança du côté du phénomène. Le globe s'étoit fixé dans le vallon, et y bru- loit dans un majestueux silence. Nou- ronihar croisant alors les mains sur sa poitrine, hésita quelques momens. La peur de Gulchenrouz, la solitude pro- fonde où elle se trouvoit pour la pre- mière fois de sa vie, le calme imposant de la nuit; tout concouroit à l'épouvanter. Plus de mille fois elle fut sur le point de s'en retourner; mais le globe lumineux se retrouvoit toujours devant elle. Poussée par une impulsion irrésistible, elle s'en approcha au travers des ronces et des épines, et malgré tous les obstacles qui de voient naturellemf-iit arrêter ses pas. ( 118 ) Lorsqu'elle fut à l'entrée du vallon, d'épaisses ténèbres l'environnèrent tout-à- conp, et elle napperçut plus qu'une foible étincelle, qui étoit fort éloignée. Le bruit des chûtes d'eau, le froissement des branches de palmier, et les cris funèbres et interrompus des oiseaux qui habitoient les troncs d'arbres ; tout portoit la terreur dans son ame. A chaque instant, elle croyoit fouler aux pieds quelque reptile venimeux. Les histoires qu'on lui avoit contées des Dives malins et des sombres Goules, lui revinrent dans l'esprit. Elle s'arrêta pour la seconde fois ; mais sa cu- riosité l'emporta encore, et elle prit cou- rageusement un sentier tortueux qui con- duisoit vers l'étincelle. Jusqu'alors elle avoit su où elle étoit ; elle ne se fut pas plutôt engagée dans le sentier qu'elle se perdit. Hélas ! disoit-elle, que ne suis-je encore dans ces appartemens sûrs, et si bien illuminés, où mes soirées s'écouloient avec Gulchenrouz! Cher enfant; comme tu palpiterois si tu errois comme moi dans ( 119 ) ces profondes solitudes ! En parlant ainsi» elle avança toujours. Soudain, des de- grés pratiques dans le roc, se présentè- rent à ses yeux ; la lumière augmentait et paroissoit sur sa tête au plus haut de la montagne. Elle monta audacieusement les degrés. Lorsqu'elle fut parvenue à une certaine hauteur, la lumière lui parut sortir dune espèce d'antre; des sons plaintifs et mélodieux s'y faisoient enten- dre: c'était comme des voix qui formoient une sorte de chant, sembable aux hymnes qu'on chante sur les tombeaux. Un bruit, comme celui qu'on fait en remplissant des bains, frappa en même tems ses oreilles. Elle découvrit de grands cierges flam- boyai! s, plantés çà et là, dans les cre- vasses du rocher. Cet appareil la glaça d'épouvante : cependant elle continua de monter ; l'odeur subtile et violente qu'ex- haloient ces cierges la ranima, et elle ar- riva à l'entrée de la grotte. Dans cette espèce d'extase, elle jetta les veux dans l'intérieur, et vit une grande ( 120 ) cuve d'or, remplie d'une eau dont la suave vapeur distilloit sur son visage une pluie d'essence de roses. Une douce sym- phonie résonnoit dans la caverne; sur les bords de la cuve, se trouvoient des habillemens royaux, des diadèmes et des plumes de héron, toutes étincelantes d'escarboucles. Pendant quelle admiroit cette magnificence, la musique cessa, et une voix se fit entendre, disant: pour quel Monarque a-t-on allumé ces cierges, pré- paré ce bain et ces habillemens qui ne conviennent qu'aux Souverains, non-seule- ment de la terre, mais même des puis- sances talismaniques? — c'est pour la char mante fille de l'Emir Fakreddin, répondit une seconde voix. — Quoi ! repartit la pre- mière, pour cette folâtre qui consume son tems avec un enfant volage, noyé dans la ■mollesse, et qui ne sera jamais qu'un mari pitoyable ! — Que me dis-tu ! reprit l'autre voix ; pourroit-elle s'amuser à de telles niaiseries, quand le Calife brûle d'amour pour elle, le Souverain du monde, celui ( 121 ) qui doit jouir des trésors des Sultans préadamites, un Prince qui a six pieds de haut, et dont l'œil pénètre jusqu'à la moelle des jeunes filles? Non, elle ne sauroit rejetter une passion qui la comble de gloire, et elle méprisera son joujou en- fantin : alors, toutes les richesses qui sont en ce lieu, ainsi que lescarboucle de Giamchid, lui appartiendront. — Je crois que tu as raison, dit la première voix, et je vais à Istakhar, préparer le palais du feu souterrein pour recevoir les deux époux. Les voix cessèrent, les flambeaux s'é- teignirent, l'obscurité la plus épaisse suc- céda à la rayonnante clarté, et Nouroni- har se trouva étendue sur un sopha, clans le harem de son père. Elle frappa des mains, et aussi-tôt accoururent Gulchen- rouz et ses femmes, qui se désespéroient de lavoir perdue, et avoient envoyé les eunuques pour la chercher par-tout. Sha- ban parut aussi, et la gronda d'impor- tance. Petite impertinente, disoit-il, ou ( 122 ) vous avez de fausses clefs, ou vous êtes aimée de quelque Ginn, qui vous donne des passe-par-touts. Je vais voir quelle est votre puissance ; entrez vite dans la chambre aux deux lucarnes, et ne comptez pas que Gulchenrouz vous y accom- pagne: allons, marchez, Madame, je vais vous y enfermer à double tour, A ces menaces, Nouronihar leva sa tête altière, et ouvrit sur Shaban ses yeux noirs, beau- coup agrandis depuis le dialogue de la grotte merveilleuse ; va, lui dit-elle, parle ainsi à des esclaves ; mais respecte celle qui est née pour donner des loix, et sou- mettre tout à son empire. Elle alloit continuer sur le même ton, quand on entendit crier : voici le Calife! voici leCaifeî Aussi-tôt toutes les portières furent tirées, les esclaves se prosternèrent eu doubles rangs, et le pauvre petit Gulchenrouz se cacha sous une estrade. D'abord, on vit pa- roître une file d eunuques noirs, traînant après eux de longues robes de mousseline { 123 ) brochée d'or ; ils tenoieruY clans leurs mains des cassolettes, qui répandaient un doux parfum de bois d'alocs. Ensuite marchoit gravement Bababalouk, qui n'était pas trop content de la visite, et branloit la tête. Vathek, habillé magnifiquement, le sui- voit de près. 8a démarche étoit noble et aisée; on auroit admiré sa bonne mine, quand même il n'eût pas été le Souverain du monde. Il s'approcha de Nouronikar, et lorsqu'il eut fixé ses yeux rayonnans, qu'il avoit seulement entrevus, il fut tout hors de lui. Nouronihar s'en apperçut, et elle les baissa aussi-tôt ; mais son trouble augmentait sa beauté, et enflam- moit davantage le cœur de Vathek. Bababalouk, connoisseur en pareilles affaires, vit qu'à mauvais jeu il falloit faire bonne mine, et fit signe à tout le monde de se retirer. Il parcourut tous les coins de la salle pour voir si personne ne s'y étoit caché, et il vit des pieds qui sortaient du bas de l'estrade. Bababalouk les tira à lui sans cérémonie, et voyant ( 124 ) que c'étaient ceux de Gulchenrouz, il le mit sur ses épaules, et l'emporta en lui faisant mille odieuses caresses. Le petit crioit et se débat toit, ses joues devinrent ronges comme la fleur de grenade, et ses yeux humides étinceloient de dépit. Dans son désespoir, il jetta un regard si signifi- catif à Nouronihar, que le Calife s'en ap- perçut, et dit : seroit-ce là votre Gulchen- rouz ? Souverain du inonde, répondit-elle, épargnez mon cousin, dont l'innocence et la douceur ne méritent pas votre colère, Rassurez-vous, reprit Vathek, en souriant ; il est en bonnes mains ; Bababalouk aime les enfans, et n'est jamais sans dragées ni confitures. La fille de Fakreddin, toute confondue, laissa emporter Gulchenrouz, sans dire une parole. Cependant le mouvement du sein de Nouronihar dé- couvroit l'agitation de son cœur. Vathek en étoit transporté, et se livroit à tout le délire de la plus vive passion ; on ne lui opposoit plus qu'une foible résistance, lorsque l'Emir entrant subitement, se jetta '( 125 ) .aux pieds du Calife, le front contre terre. Commandeur des Croyans, lui dit-il, ne vous abaissez pas jusqu'à votre esclave. Non, Emir, repartit Vathek, je l'élève plutôt jusqu'à moi. Je la déclare mon épouse, et la gloire de votre famille s'éten- dra de génération en génération. Hélas! Seigneur, répondit Fakreddin en s'arra- chant quelque poils de la barbe, abrégez les jours de votre fidèle serviteur, avant qu'il manque à sa parole. Nouronihar est solemnellement promise à Gulchenrouz, le fils de mon frère Ali Hassan; leurs cœurs sont unis; la foi est réciproquement donnée : on ne sauroit violer des engage- mens aussi sacrés. Quoi! répliqua brusque- ment le Calife, tu veux livrer cette beauté divine à un mari encore plus femme quelle! Tu crois que je laisserai flétrir ses charmes sous des mains si lâches et si foibles! non, c'est dans mes bras qu'elle doit passer sa vie; tel est mon plaisir ! Retire toi, et ne trouble pas cette nuit, que je consacre au culte de ses at- ( 126 ) traits. L'Emir outré tira alors son sabre, le présenta à Vathek, et tendant son col, il lui dit d'un ton ferme: Seigneur, frappez votre hôte infortuné ; il a trop vécu puis- qu'il a le malheur de voir que le Vicaire du Prophète viole les saintes loix de l'hos- pitalité. Nouronihar, qui etoit restée in- terdite pendant toute cette scène, ne put soutenir davantage le combat des diverses passions qui bouleversoient son ame. Elle tomba en défaillance, et Vathek, aussi effrayé pour sa vie, que furieux de trouver de la résistance, dit à Fakreddin: secourez votre fille ! et il se retira en lui lançant son terrible regard.— Le malheureux Emir tomba sur le champ à la renverse, baigné d'une sueur mortelle. Gulchenrouz, de son coté, s'étoit échappé des mains de Bababalouk, et revenoit en ce moment, lorsqu'il vit Fakreddin et sa fille étendus par terre. Il cria au secours, tant qu'il put. Ce pauvre enfant tâchoit de ranimer Nouronihar par ses caresses. Pâle et haletant, il ne cessoit de baiser la ( 127 ) bouche de son amante. Enfin, la douce chaleur de ses lèvres la fit revenir, et bientôt elle reprit tous ses sens. Lorsque Fakraddin fut remis de l'œil- lade du Calife, il se mit sur son séant, et regardant autour de lui pour voir si ce dangereux prince étoit sorti, il fit appeller Shaban et Sutlemémé, et, les tirant à part, il leur dit : mes amis, aux grands maux, il faut des remèdes violens. Le Calife porte rhorreur et la désolation dans ma famille ; je ne saurois résister à sa puissance ; un autre de ses regards me mettroit au tom- beau. Qu'on me donne de cette poudre as- soupissante qun Derviche m'apporta de l'Arracan; j'en ferai prendre à ces deux en- fans une dose dont l'effet dure trois jours. Le Calife les croira morts. Alors, feignant -de les enterrer, nous les porterons dans la caverne de la vénérable Meimouné, à l'en- trée du grand désert de sable, près de la cabane de mes nains ; et quand tout le monde sera retiré, vous, Shaban, avec quatre eunuques choisis, vous les trans- ( 128 ) porterez près du lac où vous aurez fait porter des provisions pour un mois. Un jour pour la surprise, cinq pour les pleurs, une quinzaine pour les réflexions, et le reste pour se préparer à se remettre en inarche; voilà, selon mon calcul, tout le tems que Vathek prendra, et j'en serai quitte. L'idée est bonne, dit Sutlemémé ; il en faut tirer tout le parti possible. Nou- ronihar me paroît avoir du goût pour le Calife. Soyez sûr qu'aussi long-tems qu'elle le saura ici, malgré tout son at- tachement pour Gulchenrouz, nous ne pourrons pas la faire tenir dans ces mon- tagnes. Persuadons-lui qu'elle est réel- lement morte, ainsi que Gulchenrouz, et que tous deux ont été transportés dans ces rochers, pour y expier les petites fautes que l'amour leur a fait commettre. Nous leur dirons que nous nous som- mes tués de désespoir, et vos petits nains, qu'ils n'ont jamais vus, leur paroi tront des personnages extraordinaires. Les ser- ( 129 ) liions qu'ils leur feront, produiront un. grand effet sur eux, et je gage que tout se passera le mieux du monde. J'approuve ton idée, dit Fakreddiu ; mettons la main à l'œuvre. Aussi-tôt, on alla chercher la poudre; on la mit dans du sorbet, et Nouroni- har et Gulchenrouz, sans se douter de rien, avalèrent le mélange. Une heure après, ils sentirent des angoisses et des palpitations de cœur. Un engourdisse- ment universel s'empara d'eux. Ils se levèrent, et montant l'estrade avec peine, ils s'étendirent sur le sopha. Réchauffe- moi, ma chère Nouronihar, disoit Gul- chenrouz, en la tenant étroitement em- brassée ; mets ta main sur mon cœur : il est de glace. Ah i tu es aussi froide que moi. Le Calife nous auroit-il tué tous les deux avec son terrible regard? Je meurs, repartit Nouronihar d'une voix éteinte, serre-moi ; que du moins j'exhale mon ame sur tes lèvres. Le tendre Gul- chenrouz poussa un profond soupir, leurs K ( 15» ) bras tombèrent et ils n'en dirent pas da- vantage; tous les deux restèrent comme morts. Alors, de grands cris retentirent dans le harem. Shaban et Sutlemémé jouèrent les désespérés avec beaucoup d'adresse. L'Emir, fâché d'en venir à ces extrémités, faisoit pour la première fois l'épreuve de la poudre, et n'avoit pas besoin de contre- faire l'affligé. On avoit éteint les lumières, à l'exception de deux lampes qui jettoient une triste lueur sur le visage de ces belles fleurs, qu'on croyoit fanées dans le prin- tems de leur vie; et les esclaves, qui s'étoient rassemblés de toutes parts, res- tèrent immobiles au spectacle qui s'offroit à leurs yeux. On apporta les vêtemens funèbres ; on lava leurs corps avec de l'eau rose ; on les revêtit de siinarres plus blanches que l'albâtre: et leurs belles tresses, nouées ensemble, furent parfumées des odeurs les plus exquises. On alloit poser sur leurs têtes deux couronnes de jasmin, leur fleur favorite, ( 131 ) lorsque le Calife, qui venoit d'apprendre cet événement tragique, arriva. Il étoit aussi pâle et hagard, que les Gaules qui errent la nuit dans les séoulcres. Dans cette circonstance, il s'oublia^pïï-même et le inonde entier; il se précipita au milieu des esclaves, se prosterna au pied de l'es- trade, et se frappant la poitrïte. il se qualifioit d'atroce meurtrier,' et. faisoit mille imprécations contre lui-même. Mais lors- que d'une main tremblante, il eut levé le voile qui couvrait le visage blême de Nouronihar, il jetta un grand cri, et tomba comme mort. Le chef des eunuques fit d'horribles grimaces, et l'emporta sur le champ, en disant: je Tavois bien prévu que Nouronihar lui joueroit quelque mau- vais tour. Dès que le Calife fut éloigné, l'Emir commanda les cercueils, et rit défendre l'entrée du harem. On ferma toutes les fenêtres; on brisa tous les instrumens de musique, et les Imans commencèrent à réciter des prières. Les pleurs et les la- k 2 ( 132 ) mentations redoublèrent dans la soirée qui suivit ce jour lugubre. Quant à Vat- hek, il gémissoit en silence. On avoit été obligé d'assoupir les convulsions de sa rage et ne sa douleur, en lui donnant des remèdes caïmans. A la pointe du jour suivant, on ouvrit les grands battans des portes du palais, et le convoi se mit en marche pour se rendre a la montagne. Les tristes cris de Leillah-Illeilah parvinrent jusqu'au Ca- life. Il voulut à toute force se cicatriser et suivre la pompe funèbre; jamais on n'auroit ' pu l'en dissuader, si sa grande foiblesse lui eut permis de marcher: mais il tomba au premier pas, et l'on fut obligé de le mettre au lit, où il resta plusieurs Jours dans un état d'insensibilité qui fai- soit pitié, même à l'Emir. Quand la procession fut arrivée a la grotte de Meimouné, Shaban et Sutle- mémé congédièrent tout le monde. Les quatre eunuques affidés restèrent avec eux ; et après s'être reposés quelques ( 133 ) momens auprès des cercueils, auxquels on avoit laissé de l'air, ils les firent porter sur les bords d'un petit lac bordé d'une mousse grisâtre. Ce lieu étoit le rendez- vous des hérons et des cigognes qui y pê- choient continuellement des petits poissons bleus. Les nains, instruits par l'Emir, ne tardèrent pas à s'y rendre, et avec laide des eunuques, ils construisirent des cabanes de cannes et de joncs ; ouvrage dans lequel il^réussissoient à merveille. Ils élevèrent aussi un magasin pour les provisions, un petit oratoire pour eux- mêmes, et une pyramide de bois. Elle étoit faite de bûches arrangées avec beau- coup d'exactitude, et servoit à l'entretien du feu; car il faisoit froid dans le creux de ces montagnes. Vers le soir, on alluma deux grands feux sur le bord du lac ; on tira les deux jolis corps de leurs cercueils, et ils furent posés doucement dans la même cabane, sur un lit de feuilles sèches. Les deux nains se mirent à réciter le Koran d'une voix claire ( 134 ) et argentine. Shaban et Sutlemémé se tenoient debout, à quelque distance, et at- tendoient avec beaucoup d'inquiétude que la poudre eût fait son effet. Enfin, Nou- ronihar et Gulchenrouz étendirent foible- ment les bras, et ouvrant les yeux ils re- gardèrent avec le plus grand étonnement tout ce qui les entouroit. Ils essayèrent même de se lever; mais les forces leur manquant, ils retombèrent sur leur lit de feuilles. Aussi-tôt, Sutlemémé leur fit avaler d'un cordial dont l'Emir l'avoit munie. Alors, Gulchenrouz se réveilla tout-à- fait, éternua bien fort, et se leva avec un élan qui marquoit toute sa surprise. Lors- qu'il fut hors de la cabane, il huma l'air avec une extrême avidité, et s'écria : je respire, j'entends des sons, je vois un fir- mament semé d'étoiles! j'existe encore. A ces accens chéris, Nouronihar se dé- barrassa des feuilles, et courut serrer Gul- chenrouz dans ses bras. Les longues si- marres dont ils étoient revêtus, leurs cou- ( 135 ) roimes de fleurs et leurs pieds nuds, fu- rent les premières choses qui frappèrent ses regards. Elle cacha son visage dans ses mains pour réfléchir. La vision du bain enchanté, le désespoir de son père, et sur-tout la figure majestueuse de Va- thek lui rouloient dans l'esprit. Elle se ressouvenoit d'avoir été malade et mou- rante, aussi bien que Gulchenrouz ; mais toutes ces imagss étaient confuses dans sa tête. Ce lac singulier, ces flammes ré- fléchies dans les eaux paisibles, les pâles couleurs de la terre, ces cabanes bizarres ; ces joncs qui se balançaient tristement d'eux-mêmes, ces cigognes, dont le cri lugubre se meloit aux voix des nains ; tout la convainquit que l'ange de la mort lui avoit ouvert le portail de quelque nouvelle existence. Gulchenrouz, de son côté, dans des transes mortelles, s'était collé contre sa cousine. Il se croyoit aussi dans le pays des fantômes, et s'effrayoit du silence qu'elle gardoit. Parle, lui dit-il enfin, où ( 136 ) sommes-nous ? Vois-tu ces spectres qui remuent cette braise ardente ? Seroient-cé Mon kir et Nekir qui vont nous y jetter? Le fatal pont traverseroit-il ce lac, dont la tranquillité nous cache peut-être un abîme d'eau, où nous ne cesserons de tomber pendant des siècles ? Non, mes enfans, leur dit Sutlemémé en s'approchant d'eux, rassurez-vous ; Fange exterminateur qui a conduit nos âmes après les vôtres, nous a assuré que le châtiment de votre vie molle et volup- tueuse sera borné à passer une longue suite d'années dans ce lieu mélancolique, où le soleil se montre à peine, où la terre ne produit ni fruits ni fleurs. Voilà nos gardiens, continua-t elle, en montrant les nains ; ils pourvoiront à nos besoins : car des âmes aussi profanes que les nôtres tiennent encore un peu à leur grossière existence. Pour tous mets vous ne man- gerez que du ris; et votre pain sera trempé dans les brouillards qui couvrent sans cesse ce lac. ( 1S7 ) A cette triste perspective, les pauvres enfans fondirent en pleurs. Ils se pros- ternèrent devant les nains, qui soutenant parfaitement bien leur personnage, leur firent, selon la coutume, un discours bien beau et bien long, sur le chameau sacré qui devoir, dans quelques milliers d'an- nées, les porter au paradis des fidèles. Le sermon fini, on fit des ablutions, on loua Allah et le Prophète, on soupa bien maigrement, et on s en retourna aux feuilles sèches. Nouronihar et son petit cousin furent bien aises de trouver que les morts couchoient dans la même cabane. Comme ils avoient assez dormi, ils s'en- tretinrent le reste de la nuit de ce qui s "étoit passér et cela toujours en s embras- sant de peur des esprits. Le lendemain matin, qui fut bien sombre et pluvieux, les nains montèrent sur de longues perches plantées en guise de minarets, et appellerait à la prière. Toute la congrégation s'assembla; Sutle- mémé, Shaban, les quatre eunuques, ( 138 ) quelques cigognes qui s'eniiuyoient de la pèche, et les deux enfans. Ceux-ci s'é- toient traînés languissamment hors de leur cabane, et comme leurs esprits étoient montés sur un ton mélancolique et tendre, ils firent leurs dévotions avec ferveur. Après cela, Gulchenrouz demanda à Sut- lemémé et aux autres, comment ils avoient fait de mourir si à propos pour eux. Nous nous sommes tués de désespoir après votre mort, répondit Sutlemémé. Nouronihar, qui malgré tout ce qui se toit passé, n'avoit pas oublié sa vision, s'écria : et le Calife! Seroit-il mort de douleur? Viendra- t-il ici ? Les nains avoient le mot, et répondirent gravement: Vathek est damné sans retour. Je le crois bien, s'écria Gulchenrouz, et j en suis charmé ; car je pense que c'est son horrible œillade qui nous a envoyés ici manger du riz, et entendre des sermons. Une semaine s'écoula à-peu-près de la même manière sus les bords du lac. Nou- ronihar pensait aux grandeurs que son ( 139 ) ennuyeuse mort lui avoit fait perdre; et Gulchenrouz faisoit des prières et des pa- niers de joncs avec les nains, qui lui plai- soient infiniment. Pendant que cette scène d'innocence se passoit au sein des montagnes, le Calife en donnoit une autre chez l'Emir. Il n'eut pas plutôt repris l'usage de ses sens, qu'avec une voix qui fit tressaillir Baba- balouk, ils s'écria: perfide Giaour ! c'est toi qui as tué ma chère Nouronihar ; je renonce à toi, et demande pardon à Ma- homet ; il me l'auroit conservée si j'avois été plus sage. Allons, qu'on me donne de l'eau pour faire mes ablutions, et que le bon Fakreddin vienne ici, pour que je me réconcilie avec lui et que nous fas- sions la prière. Après cela, nous irons ensemble visiter le sépulcre de l'infortunée Nouronihar. Je veux me faire hermite, et passer mes jours sur cette montagne pour y expier mes crimes. Et que mau- gerez-vous là, lui dit Bababalouk? je n'en sais rien, repartit Vathek ; je te le dirai ( 140 ) quand j'aurai appétit : ce qui ne m'arri vèra, je crois, de long-tems. L'arrivée de Fakreddin interrompit cette conversation. Dès que Vathek le vit, il lui sauta au col, et le baigna de ses larmes, en lui disant des choses si pieuses, que l'Emir en pleuroit de joie, et se félici- toit tout bas de l'admirable conversion qu'il venoit d'opérer. On comprend qu'il n'osoit pas s'opposer au pèlerinage de la montagne ; ils se mirent donc chacun dans leur litière et partirent. Malgré l'attention avec laquelle on veil- loit sur le Calife, on ne put empêcher qu'il ne se fît quelques égratignures sur le lieu où l'on disoit que Nouronihar étoit enterrée. L'on eut grand'peine à l'en arracher, et il jura solemnelîement qu'il y reviendroit tous les jours, ce qui ne plut pas trop à Fakreddin ; mais il se flattoit que le Calife ne se hasarderoit pas plus- avant, et qu'il se contenteroit de faire ses prières dans la caverne de Meimouné ; d'ailleurs, le lac étoit si caché dans les ( 141 ) rochers, qu'il ne croyoit pas possible de le trouver. Cette sécurité de l'Emir étoit augmentée par la conduite de Vathek. Il tenoit bien exactement sa résolution, et revenoit de la montagne si dévot et si con- trit, que tous les barbons en étoient en extase. Nouronihar, de son côlé, n'était pas tout-à-fait aussi contente. Quoiqu'elle aimât Gulchenrouz, et qu'on la laissât libre avec lui, afin d'augmenter sa tendresse, elle le regardoit comme un joujou qui n'empéchoit pas que l'escarboucle de Giamchid ne fût très-desirable. Elle avoit même quelquefois des doutes sur son état, et ne pouvoit pas comprendre que les morts eussent tous les besoins et les fantasies des vivans. Un matin, pour s'en éclaircir, elle se leva doucement d'auprès de Gulchenrouz, pendant que tout dor- moit encore, et après lui avoir donné un baiser, elle suivit le bord du lac, et vit qu'il se dégorgeoit sous un rocher dont la cime ne lui parut pas inaccessible. Aus- ( 142 ) si-têt elle y grimpa du mieux qu'elle put, et voyant le ciel à découvert, elle se mit à courir comme une biche qui fuit le chasseur. Quoiqu'elle sautât avec la lé- gèreté de l'antelope, elle fut pourtant obligée de s'asseoir Ààr quelques tamarins pour reprendrf haleine. Elle y faisoit ses petites réflexions, et croyoit recon- noître les lieux, quand tout-à-coup Vathek se présenta à sa vue. Ce prince inquiet et agité avoit devancé l'aurore. Lorsqu'il vit Nouronihar, il resta immobile. Il n'osoit approcher de cette figure trem- blante et pâle ; mais pourtant encore charmante à voir. Enfin, Nouronihar, d'un air moitié content et moitié affligé, leva ses beaux yeux sur lui, et lui dit : Seigneur, vous venez donc manger du riz avec moi, et entendre des sermons ? Om- bre chérie, s'écria Vathek, vous parlez l vous avez toujours la même forme élé- gante, le même regard rayonnant ! Seriez- vous aussi palpable? En disant ces mots., il l'embrasse de toute sa force, en répé- ( 143 ) tant sans cesse ; mais voici de la chair, elle est animée d'une douce chaleur ; que veut dire ce prodige? Nouronihar répondit modestement ; vous savez, Seigneur, que je mourus la nuit même où vous m'honorâtes de votre visite. Mon cousin dit que ce fut d'une de vos œillades, mais je n'en crois rien ; elles ne me parurent pas si terribles. Gul- chenrouz mourut avec moi, et nous fûmes tous les deux transportés dans un pays bien triste, et où l'on fait très-maigre chère ; si vous êtes mort aussi, et que vous veniez nous joindre, je vous plains, car vous serez étourdi par les nains et les cigognes. D'ailleurs, il est fâcheux pour vous et pour moi, d'avoir perdu les tré- sors du palais souterrein qui nous étoient promis. A ce nom de palais souterrein, le Calife suspendit ses caresses, qui avoient déjà été assez loin, pour se faire expliquer ce que Nouronihar vouloit dire. Alors elle lui raconta sa vision, ce qui l'avoit suivie, ( 144 ) et l'histoire de sa prétendue mort; elle lui dépeignit le lieu d'expiation d'où elle s'étoit échappée, d'un manière qui l'au- roit fait rire, s'il n'avoit pas été très-sé- rieusement occupé. Elle n'eut pas plu- tôt cessé de parler, que Vathek la repre- nant dans ses bras, lui dit ; allons, lu- mière de mes yeux, tout est dévoilé. Nous sommes tous deux pleins de vie : vo- tre père est un fripon qui nous a trompés pour nous séparer ; et le Giaour, qui, à ce que je comprends, veut nous faire voyager ensemble, ne vaut guères mieux. Ce ne sera pas du moins de long-tems, qu'il nous tiendra dans son palais de feu. J'attache plus de valeur à votre belle per- sonne, qu'à tous les trésors des sultans préadamites ; et je veux la posséder a mon aise, et en plein air pendant bien des lunes, avant que daller m'enfouir sous terre. Oubliez ce petit sot de Gulchen- rouz, et. . Ah, Seigneur, ne lui faites point de mal, interrompit Nouronihar. Non, non, reprit Vathek ; je vous ai déjà dit (145 ) de ne rein craindre pour lui ; il est trop pétri de lait et de sucre pour que j'en sois jaloux : nous le laisserons avec les nains (qui par parenthèse sont mes anciennes connoissances) c est une compagnie qui lui convient mieux que la vôtre. Au reste, je ne retournerai plus chez votre père ; je ne veux pas l'entendre lui et ses barbons, me criailler aux oreilles que je viole les loix de l'hospitalité, comme si ce n etoit pas un plus grand honneur pour vous d'épouser le Souverain du monde, qu'une petite fille habillée en garçon. Nouronihar n eut garde de désapprou- ver un discours aussi éloquent. Elle au- roit seulement voulu que l'amoureux Mo- narque eût marqué un peu plus d'ardeur pour Tescarboucle de Giamchid; mais elle pensa que cela viendroit en son tems, et demeura d'accord de tout, avec la sou- mission la plus engageante. Quand de Calife le jugea à propos, il appella Bababalouk qui dormoit dans la caverne de Meimouné, et revoit que le L ( 146 ) fantôme de Nouronihar l'avoit remis sur l'escarpolette, et lui dormoit un tel branle, que tantôt il planoit au-dessus des mon- tagnes, et tantôt touchoit aux abîmes. A la voix de son maître, il s'éveilla en sur- saut, courut tout essoufflé, et pensa tomber à la renverse, lorsqu'il crut voir le spectre auquel il venoit de rêver. Ah ! Seigneur, s'écria-t-il en reculant dix pas, et mettant sa main devant ses yeux : est-ce que vous déterrez les morts? Faites-vous aussi le métier de Goule ? Mais n'espérez pas de manger cette Nouronihar; après ce qu'elle m'a fait souffrir, elle sera assez méchante pour vous manger vous-même. Cesse de faire l'imbécille, dit Vathek ; tu seras bientôt convaincu que celle que je tiens dans mes bras, est Nouronihar, bien fraîche et très vivante. Va faire dresser mes tentes dans une valée que j'ai remarquée ici près ; je veux y fixer mon habitation avec cette belle tulipe dont je ranimerai les couleurs. Fais en sorte de nous pourvoir de tout ce qu'il faut pour ( 147 ) mener une vie voluptueuse jusqu'à nouvel ordre. Les nouvelles d'un incident aussi fâ- cheux parvinrent bientôt aux oreilles de l'Emir. Au désespoir de ce que son stra- tagème n'avoit pas roussi, il s'abandonna à la douleur, et se barbouilla duement le visage avec de la cendre ; ses fidèles bar- bons en firent autant, et son palais tomba dans un affreux désordre. Tout étoit négligé ; on ne recevoit plus les voyageurs, on ne faisoit plus d'emplâtres; et à la place de l'activité charitable qui régnoit dans cet asyle, ceux qui l'habitaient n'y montroient plus que des visages d'une coudée de long ; ce n'étoit que gémisse- mens et barbouillages. Cependant Gulchenrouz étoit resté pé- trifié, en ne trouvant plus sa cousine. Les nains nétoient pas moins surpris que lui. Sutlemémé seule, plus fine qu'eux tous, soupçonna d'abord ce qui étoit arrivé. On amusa Gulchenrouz avec la belle espé- rance qu'il retrouveroit Nouronihar dans l2 ( 148 ) quelque endroit des montagnes, où la terre jonchée de fleurs d'orange et de jasmin, offriroit des lits plus agréables que ceux des cabanes, où Ton chanteroit au son des luths, et où l'on iroit à la chasse des pa- pillons. Sutlemémé étoit dans le fort de ses de- scriptions quand un des quatre eunuques la tira à* part, lui éclaircit l'histoire de la fuite de Nouronihar, et lui remit les ordres de l'Emir. Aussi-tôt elle tint conseil avec Shaban et les nains ; on plia bagage ; on se mit dans une chaloupe, et on vogua tranquillement. Gulchenrouz s'accommo- doit de tout; mais lorsqu'on arriva à l'en- droit où le lac se perdoit sous la voûte du rocher, que la barque y fut entrée, et que Gulchenrouz se vit dans une parfaite ob- scurité, il fut saisi d'une peur horrible et jetta des cris perçans ; car il croyoit qu'on alloit le damner entièrement, pour avoir trop fait le vivant avec sa cousine. Pendant ce tems, le Calife, et celle qui régnoit sur son cœur, filoient des jours < 149 ) heureux, Bababalouk avoit fait dresser les tentes et fermer les deux entrées de la vallée avec des paravents magnifiques, doublés de toile des Indes, et gardés par des esclaves Ethiopiens, le sabre à la main. Pour maintenir le gazon de cette belle en- ceinte dans une fraîcheur perpétuelle, des eunuques blancs ne cessoient d en faire le tour avec des arrosoirs de vermeil. L'air, auprès du pavillon impérial, étoit sans cesse agité par le mouvement des éventails ; un jour tendre qui passoit au travers des mousselines éclairoit ce lieu de volupté, et le Calife y jouissoit en plein des charmes de Nouronihar. Enivré de délices, il écoutoit avec transport sa belle voix, et les accords de son luth. De son coté, elle étoit ravie d'entendre les de- scriptions qu'il lui faisoit de Samarah, et de sa tour remplie de merveilles. Elle se plaisoit sur-tout à lui faire répéter l'aventure de la boule, et celle de la cre- vasse ou le Giaour se tenoit auprès du portail débéne. ( 150 ) Le jour s'écouloit dans ces entretiens, et la nuit ces amans se baignoient ensem- ble dans un grand bassin de marbre noir, qui relevoit admirablement la blancheur de Nouronihar. Bababalouk, avec qui cette belle étoit rentrée en grâce, prenoit soin que leurs repas fassent servis avec la plus grande délicatesse; cétoit toujours quelques mets nouveaux; et il fit chercher à Schiraz un vin pétillant et délicieux, encavé avant la naissance de Mahomet. On cuisoit dans de petits fours pra- tiqués dans le roc, des pains au lait que Nouronihar pétrissoit de ses mains déli- cates ; ce qui leur donnoit une saveur si fort au gré de Vathek, qu'il en oublioit tous les ragoûts que ses autres femmes lui avoient faits ; aussi ces pauvres dé- laissées se mouroient-elles de chagrin chez l'Emir. La sultane Dilara, qui jusqu'alors avoit été la favorite, prenoit cette négligence à cœur avec une énergie qui étoit dans son caractère. Dans le cours de sa faveur. ( 151 ) elle avoit été imbue des idées extrava- gantes de Vathek, et brûloit de voir les tombeaux d'Istakhar, et le palais des quarante colonnes ; élevée d'ailleurs par- mi les mages, elle se réjouissoit de voir le Calife prêt à s'adonner au culte du feu : ainsi la vie voluptueuse et fainéante qu'il menoit avec sa rivale, l'afHigeoit double- ment. La piété passagère de Vathek, lui avoit donné de vives alarmes ; ceci étoit pis encore. Elle prit donc le parti d'écrire à la princesse Carathis, pour lui appren dre que tout alloit mal, qu'on avoit manqué net aux conditions du parchemin, qu'on avoit mangé, couché et fait vacarme chez un vieil Emir, dont la sainteté étoit Nfort redoutable, et qu'enfin il n'y avoit plus d'apparence qu'on eût jamais les tré- sors des sultans préadamites. Cette lettre fut confiée à deux bûcherons, qui coupoient du bois dans une des grandes forets de la montagne, et qui connoissant les routes les plus courtes, arrivèrent eu dix jours à Samarah. ( 152 ) La princesse Carathis jouoit aux échec» avec Morakanabad, quand les messagers arrivèrent. Depuis quelques semaines elle avoit abandonné les hautes régions de sa tour, parce que tout lui sembloit en confusion parmi les astres, lorsqu'elle les consultoit pour son fils. Elle avoit beau répéter ses fumigations, et s'étendre sur les toits, dans l'espérance d'avoir des visions mystiques ; elle ne revoit que pièces de brocard, bouquets et autres niaseries pareilles. Cela l'avoit jettée dans un abattement dont toutes les drogues qu'elle composoit ne pouvoient la tirer, et sa dernière ressource étoit Morakanabad, bon homme, plein d'une honnête confiance, mais qui, dans sa compagnie, ne se trou- voit pas sur des roses. Comme personne ne savoit des nouvelles de Vathek, mille histoires ridicules se répaudoient sur son compte. On conçoit donc avec quelle vivacité Carathis déca- cheta la lettre, et quelle fut sa rage lors- qu'elle apprit la lâche conduite de son fils. ( 153 ) Ah ! ah ! dit-elle ; je périrai, ou il péné- trera dans le palais du feu ; que je meure dans les flammes, et que Vathek règne sur le trône de Suleïman! En parlant ainsi, elle fit la pirouette d'une manière si magique et si effroyable, que Morakana- bad en recula de terreur ; elle commanda de préparer son grand chameau Albou- faki, et de faire venir la hideuse Nerkès et l'impitoyable Cafour: je ne veux pas d'autre train, dit-elle au visir; je vais pour affaires pressantes, ainsi trêve de parade ; vous aurez soin du peuple ; plumez le bien dans mon absence ; car nous dépen- sons beaucoup, et on ne sait pas ce qui arrivera. La nuit êtoit très noire, et il souffloit de la plaine de Catoul un vent mal sain, qui auroit rebuté le voyageur le plus intré- pide ; mais Carathis se plaisoit beaucoup a tout ce qui étoit funeste : Nerkès en pensoit deméme ; et Cafour avoit un goût particulier pour les pestilences. Au ma- tin, cette gentille caravane, guidée par les ( 154 ) deux bûcherons, s'arrêta sur les bords d'un grand marais d'où s'exhaloit une va- peur mortelle, qui aurait tué tout autre animal qu'Alboufaki, qui naturellement pompoit avec paisir ces malignes odeurs. Les paysans supplièrent les dames de ne pas dormir dans ce lieu. Dormir! s'écria Caratliis ; la belle idée ! Je ne dors ja- mais que pour avoir des visions; et, quant à mes suivantes, elles ont trop d'occupa- tions pour fermer le seul œil qui leur reste. Les pauvres gens qui cominen- coient à ne pas trop se plaire dans cette compagnie, restèrent la gueule béante. Caratliis mit pied à terre, aussi bien que les négresses qu'elle avoit en croupe ; et toutes s'étant mises en chemise et en caleçons, elles coururent à l'ardeur du so- leil pour cueillir des herbes vénéneuses, dont il y avoit à foison le long du maré- cage. Cette provision étoit destinée pour Ja famille de l'Emir, et pour tous ceux qui pouvoient apporter le moindre empê- chement au voyage dlstakhar. Les bû\ ( 155 ) cherons mouroient de peur, en voyant courir ces trois horribles fantômes, et ne goûtoient pas trop la société d'Alboufaki. Ce fut bien pire lorsque Carathis leur or- donna de se mettre en route, quoiqu'il fût midi et qu'il fît une chaleur à calciner les pierres ; malgré tout ce qu'ils purent dire, il fallut obéir. Alboufaki qui aimoit beaucoup la so- litude, renifloit quand il appercevoit la moindre habitation, et Carathis le gâtant à sa manière, se détournoit tout de suite. Il arriva de là que les paysans ne purent pas prendre la moindre nourriture sur la route. Les chèvres et les brebis, que la Providence sembloit leur envoyer, et dont le lait auroit pu les refraîchir un peu, senfuyoient à la vue de l'hideux animal et de son étrange charge. Pour Carathis, elle n'avoit nul besoin de ces alimens communs, ayant inventé depuis long-tems une opiate qui lui suffisoit, et dont elle faisoit part à ses chères muettes. A la nuit tombante, Alboufaki s'arrêta ( 156 ) tout court, et frappa du pied. Carathis connoissoit ses allures, et comprit qu'elle devoit être dans le voisinage d'un cime- tière. En effet, la lune jettoit une pâle lueur qui lui fit bientôt entrevoir une lon- gue muraille, et une porte à demi ouverte et si élevée, qu'elle pouvoit y faire passer Alboufaki. Les misérables guides, qui touchoient à l'extrémité de leurs jours, prièrent alors humblement Carathis de les enterrer, puisqu'elle en avoit la commo-* dite, et rendirent l'âme. Nerkès et Cafour plaisantèrent à leur manière sur la sottise de ces gens, trouvèrent l'aspect du cime- tière fort à leur gré, et les sépulchres bien réjouissans ; il y en avoit au moins deux mille sur la pente d'une colline, Carathis trop occupée de ses grandes vues pour s'arrêter à ce spectacle, quelque charmant qu'il fût à ses yeux, s'avisa de tirer parti de sa situation. Assurémenf, se disoit- elle, un si beau cimetière est hanté par les Goules ; cette espèce ne manque pas d'in- telligence ; comme j'ai laissé mourir mes ( 157 ) bêtes de guides faute d'attention, je de- manderai mon chemin aux Goules, et pour les amorcer, je les inviterai a se régaler de ces corps frais. Après ce sage monologue, elle parla des doigts a Nerkès et a Cafour, leur disant daller frapper aux tombeaux, et d'y faire entendre leur joli ramage. Les négresses, toutes joyeuses de cet ordre, et qui se promettoient beaucoup de plaisir dans la compagnie des Goules, partirent avec un air de conquête, et se mirent à faire toc, toc, contre les sépul- chres. A mesure quelles frappoient, on entendoit un bruit sourd dans la terre, les sables se rem noient, et les Goules attirés par la fraîcheur des nouveaux cadavres, sortaient de toutes parts avec le nez en lair. Tous se rendirent devant un cer- cueil de marbre où Carathis étoit assise entre les deux corps de ses malheureux conducteurs. Cette princesse reçut son monde avec une politesse distinguée, et après avoir soupe, on parla d'affaires. Elle apprit bientôt ce qu'elle desiroit ( 158 ) savoir, et sans perdre de tems voulut se remettre en marche: les négresses qui avoient commencé des liaisons de cœur avec les Goules, la supplièrent de tous leurs doigts d'attendre au moins jusqu'à l'aurore ; mais Carathis, qui étoit la vertu même et ennemie jurée des amours et de la mollesse, rejetta leur prière, et mon- tant sur Alboufaki, leur ordonna de s'y placer au plus vite. Pendant quatre jours et quatre nuits, elle continua son voyage sans s'arrêter. Le cinquième, elle traversa des montagnes et des forêts à demi brûlées, et arriva le sixième devant les beaux paravents, qui déroboient à tous les yeux les voluptueux égaremens de son fils. C'étoit la pointe du jour: les gardes ronfloient à leurs postes en pleine sé- curité ; le grand trot d' Alboufaki les ré- veilla en sursaut ; ils crurent voir des spectres sortis du noir abîme, et s'enfui- rent sans autre cérémonie. Vathek étoit au bain avec Nouronihar ; il écoutoit de» ( 159 ) contes et se moquoit dé Bababalouk qui les faisoit. Alarme par les cris de ses gardes, il sauta hors de l'eau ; mais il y rentra bien vite lorsqu'il vit paroître Ca- rathis : elle avançoit avec ses négresses et toujours montée sur Alboufaki, et met- toit en pièces les mousselines et les fines portières du pavillon. A cette appari- tion subite, Nouronihar, qui netoit pas toujours sans remords, crut que le mo- ment de la vengeance céleste étoit arrivé, et se colla amoureusement contre le Ca- life. Alors Carathis, sans descendre de son chameau, et écumante de rage au spectacle qui sorfroit à sa chaste vue, éclata sans ménagement. Monstre à deux têtes et à quatre jambes, s'écria- 1- elle, que signifie tout ce bel entortillage ? iYas-tu pas honte d'empoigner ce tendron au lieu des sceptres des sultans préada- mites? C'est donc pour cette gueuse que tu as follement manqué aux conditions du Giaour? C'est avec elle que tu con- sumes des momens précieux? Est-ce là ( 160 ) le fruit que tu retires des belles connois- sances que je t'ai données? Est-ce ici le but de ton voyage ? Arrache-toi des bras de cette petite niaise ; noye-la dans l'eau, et suis-moi. Dans son premier mouvement de fu- reur, Vathek avoit eu envie d'éventrer Al- boufaki, et de le farcir des négresses, et même de Carathis ; mais les idées du Giaour, du palais d'Istakhar, des sabres et des talismans, frappèrent son esprit avec la rapidité d'un éclair. Il dit donc à sa mère d'un ton civil, quoique résolu : redoutable dame, vous serez obéie; mais je ne noyerai pas Nouronihar. Elle est plus douce que le mirabolan confit; elle aime beaucoup les escarboucles, et sur- tout celui de Giamchid qu'on lui a pro- mis ; elle viendra avec nous, car je pré- tends qu'elle couche sur les canapés de- Suleïman ; je ne puis plus dormir sans elle. A la bonne heure, répondit Cara- this, en descendant d'Alboufaki, qu'elle remit entre les mains des négresses. ( 161 ) Nouronihar, quin'avoit pas lâché prise, se rassura un peu, et dit tendrement, au Calife : cher souverain de mon cœur, je vous suivrai, s'il le faut, jusqu'au-delà de Caf dans le pays des Afrites ; je ne crain- drai pas de grimper pour vous au nid de la Simorgue, qui, après Madame, est l'être le plus respectable qui ait été créé. Voilà, dit Carathis, une jeune fille qui a du courage et des connoissances. Nou- ronihar en avoit assurément ; mais malgré toute sa fermeté, elle ne pouvoit s'em- pêcher de penser quelquefois aux grâces de son petit Gulchenrouz, et aux journées de tendresse qu'elle avoit passées avec lui ; quelques larmes mouillèrent ses yeux et n'échappèrent pas au Calife ; elle dit même tout haut et par inadvertance : hélas! mon doux cousin, que deviendrez- vous ? A ces mots, Vathek fronça le sourcil, et Carathis s'écria; que signifient ces grimaces, qu'a-t-elle dit? Le Calife répondit; elle donne mal-à-propos un soupir à un petit garçon aux yeux lan- 31 ( 162- ) goureux et aux douces tresses qui lai- moit. Où est-il ? repartit Carathis, il faut que je fasse conuoissance avec ce joli en- fant ; car, poursuivit-elle tout bas, j'ai dessein avant de partir, de me remettre en grâce avec le Giaour ; il n'y aura rien de plus appétissant pour lui que le cœur d'un enfant délicat, qui s'abandonne aux premières impulsions de l'amour. Vathek, en sortant du bain, donna ordre à Bababalouk de rassembler ses troupes* ses femmes, et les autres meubles de son sérail, et de tout préparer pour partir dans trois jours. Quant à Carathis, elle se retira seule dans une tente, où le Giaour l'amusa avec des visions encourageantes. A son réveil, elle vit à ses pieds Narkès- et Cafour, qui, par leurs signes, lui ap- pirent qu'ayant mené Alboufaki aux bords d'un petit lac pour y brouter une mousse grise passablement vénéneuse, elles avoi- ent vu des poissons bleuâtres, comme ceux du réservoir au haut de la tour de Sama- rah. Ah! ah! dit-elle, je veux aller sur ( 163 ) les lieux à 1 instant môme ; an moyen d'une petite opération, je pourrai rendre ces poissons oraculaires ; ils m'éclairciront beaucoup de choses, et m'apprendront où est ce Gulchenrouz que je veux absolu- ment immoler. Aussi-tôt elle partit avec son noir cortège. Comme on va vite dans les mauvaises entreprises, Carathis et ses négresses ne tardèrent pas d'arriver au lac. Elles brû- lèrent des drogues magiques dont elles étoient toujours munies, et s'étant deshabil- lées toutes nues, elles entrèrent dans leau jusqu'au col. Narkèset Cafour secouèrent des torches enflammées, tandis que Cara- this prononçoit des mots barbares. Alors, tous les poissons mirent la tête hors de l'eau, qu'ils agitoient fortement avec leurs nage- oires; et contraints par la puissance du charme, ils ouvrirent des bouches pitoy- ables, et dirent tous à la fois : nous vous sommes dévoués depuis la tète jusqu'à la queue; que voulez-vous de nous? Poissons, dit Carathis. je vous conjure par vos bril- M 2 ( 164 ) lantes écailles de me dire où est le petit Gul- chenrouz? — De l'autre côté de ce rocher, Madame, répondirent tons les poissons en chœur : êtes-vous contente ? Nous ne le sommes pas du tout de tenir ainsi la bouche ouverte au grand air. Oui, repartit la princesse, je vois bien que vous n'êtes pas accoutumés à de longs discours, je vous laisserai en repos, quoique j au rois bien d'autres questions à vous faire. Sur cela, leau devint calme, et les poissons dispa- rurent. Carathis, remplie du venin de ses pro- jets, escalada tout de suite le rocher, et vit sous une feuillée l'aimable Gulchen- rouz qui dormoit, tandis que les deux nains veilloient auprès de lui, et marrao- toient leurs oraisons. Ces petits person- nages avoient le don de deviner quand quelque ennemi des bons Musulmans ap- prochoit ; ils sentirent donc venir Cara- this qui, s'arrêtant tout court, se disoit à elle-même : comme il penche mollement sa petite tête ! comme il est langoureux ( 165 ) et blême ! c'est précisément l'enfant qu'il me fant. Les nains interrompirent ces belles réflexions en se jettant sur elle, et en l'égratignant de toutes leurs forces. Narkès et Cafour prirent aussi-tôt la dé- fense de leur mai tresse, et pincèrent les nains si fortement, qu'ils en rendirent lame, en priant Mahomet de faire tomber sa vengeance sur cette méchante femme, et sur toute sa famille. Au bruit que cet étrange combat faisoit dans le vallon, Gulchenrouz s'éveilla, fit un furieux bond, grimpa sur un figuier, et, gagnant la cime du rocher, courut sans prendre haleine; enfin, il tomba comme mort entre les bras d'un bon vieux Génie qui chérissoit les enfans, et s'occupoit en- tièrement à les protéger. Ce Génie, fai- sant sa ronde dans les airs, avoit fondu sur le cruel Giaour lorsqu'il grommeloit dans son horrible fente, et lui avoit enlevé les cinquante petits garçons que Vathek avoit eu l'impiété de lui sacrifier. Il édu> quoit ces intéressantes créatures dans des ( 166 ) nids élevés au-dessus des nuages, et habi- toit lui-même un nid plus grand que tous les autres ensemble, dont il avoit chassé les rocs qui Favoient construit. Ces sûrs asyles étoient défendus contre les Dives et les Afrites par des banderolles flottantes, sur lesquelles étoient écrits en caractères d'or, brillans comme l'éclair, les noms d'Allah et du Prophète. Alors Gulchenrouz, qui n'étoit pas encore dés- abusé sur sa prétendue mort, se crut dans les demeures d'une paix éternelle. Il s'abandonnoit sans crainte aux caresses de ses petits amis, qui tous se rassembîoient dans le nid du vénérable Génie, et à l'envi l'un de Fautre, baisoient le front uni, et les belles paupières de leur nouveau cama» rade. C'est là qu' éloigué des tracasseries de la terre, de l'impertinence des harems, de la brutalité des eunuques et de Fin- constance des femmes, il trouva sa vérita- ble place. Heureux, ainsi que ses com- pagnons, les jours, les mois, les années s'écoulèrent dans cette société paisible ; ( 167 ) car le Génie, au lieu de combler ses pu- piles de vaines connoissances, et de péris- sables richesses les gratifient du don d'une perpétuelle enfance, Carathis, peu accoutumée à voir échap- per sa proie, se mit dans une colère épou- vantable contre les négresses, qu'elle ac- cusoit de n'avoir pas saisi l'enfant tout de suite, et de s'être amusées à pincer jus- qu'à le mort de petits nains qui ne signi- fioient rien. Elle revint dans la vallée en murmurant ; et, trouvant que son fils n'étoit pas encore levé d'auprès de sa belle, elle passa sa mauvaise humeur sur lui et sur Nouronihar. Toutefois elle se consola par l'idée de partir le lendemain pour Istakhar, et de faire connoissance avec Eblis même, au moyen des bons of- fices du Giaour ; mais le destin en avoit ordonné autrement. Sur le soir, comme cette princesse s'en- tretenoit avec Dilara qu'elle avoit fait venir et qui étoit fort de son goût, Baba- balouk vint lui dire que le ciel paroissoit ( 168 ) fort embrasé du côté de Samarah, et sem- blent annoncer quelque chose de funeste. Sur le champ, elle prit ses astrolabes et ses instrumens magiques, mesura la hau- teur des planètes, fit ses calculs, et vit, à son grand déplaisir, qu'il y avoit là une révolte formidable ; que Motavekel profitant de l'horreur qu'inspiroit sou frère, avoit soulevé le peuple, se toit em- paré du palais, et faisoit le siège de la grande tour, où Morakanabad s'étoit retiré avec un petit nombre de ceux qui res- taient encore fidèles. Quoi! secria-t-elle, je perdrois ma tour, mes muets, mes né- gresses, mes momies, et surtout mon ca- binet dexpériences qui m'a coûté tant de veilies, et cela sans savoir si mon étourdi de fils viendra à bout de son aventure ! Non, je n'en serai pas la dupe ; je pars dans l'instant pour secourir Morakanabad par mon art redoutable, et faire pleuvoir sur les conspirateurs, des clous et des fer- railles ardentes; j'ouvrirai mes magasins de serpens et de torpèdes, qui sont sous ( 169 ) les grandes voûtes de la tour et que la faim a rendus enragés, et nous verrons si Ton tiendra contre de tels assaillans. En parlant ainsi, Carathis courut à son fils, qui banquetait tranquillement avec Nou- ronihar dans son beau pavillon incarnat. Goulu, que tu es, lui dit-elle; sans ma vigilance, tu ne serois bientôt que le Com- mandeur des tourtes ; tes Croyans ont renié la foi qu'ils t'avoient jurée ; Mota- vekel, ton frère, règne dans ce moment sur la colline des chevaux pies ; et si je n'avois pas quelques petites ressources dans notre tour, il ne lâcheroit prise de si-tôt. Mais afin de ne pas perdre de teins, je ne te dirai que quatre mots ; plie tes tentes, pars ce soir même, et ne t'arrête nulle part à baliverner. Quoique tu aies manqué aux conditions du parchemin, il me reste encore quelques espérances; car, il faut avouer que tu as fort joliment violé les loix de l'hospitalité, en séduisant la fille de l'Emir, après avoir mangé de son sel et de son pain. Ces sortes de ma,- ( 170 ) nières ne peuvent que plaire au Giaour ; et si, dans la route, tu fais encore quelque pe- tit crime, tout ira bien, et tu entreras en triomphe dans le palais de Suleïman. Adieu! Alboufaki et mes négresses m'at-r tendent à la porte. Le Calife n'eut pas le mot à répondre; il souhaita un bon voyage a sa mère, et finit son souper. A minuit, on dé- campa au bruit des fanfares et des trom- pettes ; mais on avoit beau tymbaler, on ne pouvoit s'empêcher d'entendre les cris de l'Emir et de ses barbons, qui à force de pleurer, étoient devenus aveugles, et n'avoient pas un poil de reste. Nouroni- har, à qui cette musique faisoit de la peine, fut fort aise quand elle ne fut plus à portée de Fouir. Elle étoit avec le Calife dans la litière impériale, et ils s'amusoient à se représenter toutes les magnificences dont ils dévoient être bientôt entourés. Les autres femmes se tenoient bien tristement dans leurs cages, et Dilara prenoit pa- tience, en pensant qu'elle alloit célébrer ( 171 ) les rites du feu sur les augustes terrasses dlstakhar. En quatre jours, on se trouva dans la riante vallée de Rocnabad, Le printems y étoit dans toute sa vigueur; et les branches grotesques des amandiers en fleurs, se découpoient sur l'azur d'un ciel étincelant. La terre jonchée d'hyacinthes et de jon- quilles, exhaloit une douce odeur; des milliers d'abeilles, et presque autant de Santons, y faisoient leur demeure. On voyoit alternativement rangés sur les bords du ruisseau, des ruches et des ora- toires, dont la propreté et la blancheur étoient relevées par le vercl brun des hauts cyprès, Ces pieux solitaires s amusoient à cultiver de petits jardins, remplis de fruits, et sur-tout de melons musqués, les meilleurs de la Perse. Quelquefois on les voyoit épars dans la prairie, s'amusant à nourrir des paons plus blancs que la neige, et des tourterelles azurées. Ils étoient ainsi occupés, quand les avant- coureurs du cortège impérial crièrent à ( 172 ) haute voix : habitans de Rocnabad, pros- ternez-vous sur les bords de vos sources limpides, et rendez grâces au ciel qui vous montre un rayon de sa gloire; car voici le Commandeur des Ooyans qui approche. Les pauvres Santons, remplis d'un saint empressement, se hâtèrent d allumer des cierges dans tous les oratoires, déployè- rent leurs Korans sur des lutrins d'ébène, et allèrent au devant du Calife, avec de petits paniers remplis de figues, de miel et de melons. Pendant qu'ils s'avançoient en procession et à pas comptés, les chevaux, les chameaux et les gardes, faisoient un horrible dégât parmi les tulipes, et les autres fleurs de la vallée. Les Santons ne pou voient s'empêcher de jetter un œil de pitié sur ces ravages, tandis que de l'autre, ils regardoient le Calife et le Ciel. TSouronihar, enchantée de ces beaux lieux qui lui rappelloient les aimables solitudes de son enfance, pria Vathek de s'arrêter ; mais ce prince, pensant que tous ces petits ( 173 ) oratoires pourroient passer dans l'esprit du Giaour pour une habitation, ordonna à ses pionniers de les abattre. Les San- tons restèrent pétrifiés pendant qu'on exé- cutait cet ordre barbare; ils pleuroient à chaudes larmes, et Vathek les fit chasser à coups de pieds par des eunuques. Alors, il descendit de sa litière avec Nouronihar, et ils se promenèrent dans la prairie, tout en cueillant des fleurs et en se disant des gaillardises; mais les abeilles, qui étaient bonnes musulmanes, se crurent obligées de venger la querelle de leurs chers maî- tres les Santons, et s'acharnèrent telle- ment à les piquer, qu'ils furent trop heu- reux que leurs tentes se trouvassent prêtes pour les recevoir. Bababalouk, auquel l'embonpoint des paons et des tourterelles n'avoit pas échappé, en fit mettre tout de suite quel- ques douzaines à la broche, et autant en fricassées. On mangeoit, on rioit, on trin- quoit, on blasphémoit à plaisir, quand tous les Moullahs, tous les Scheiks, tous ( 174 ) ien Cadis, et tous les Imans de Schiraz, qui n'avoient pas apparemment rencontre les Santons, arrivèrent avec des ânes parés de guirlandes, de rubans et de sonnettes d'argent, et chargés de tout ce qu'il y avoit de meilleur dans le pays. Ils pré- sentèrent leurs offrandes au Calife, en le suppliant d'honorer leur ville et leurs mosquées de sa présence. Oh ! pour cela, dit Vathek, je m'en garderai bien ; j'ac- cepte vos présens, et vous prie de me laisser tranquille, car je n'aime pas à ré- sister à la tentation : mais comme il n'est pas décent que des gens aussi respecta- bles que vous s'en retournent à pied, et que vous avez la mine d'être d'assez mau- vais cavaliers, mes eunuques auront la précaution de vous lier sur vos ânes, et prendront sur-tout bien garde que vous ne me tourniez pas le dos ; car ils savent l'étiquette. Il y avoit parmi eux de vi- goureux Scheiks, qui, croyant que Vathek étoit fou, en disoient tout haut leur opi- nion. Bababalouk prit soin de les faire ( 175 ) garrotter à doubles cordes; et piquant tous les ânes avec des épines, ils parti- rent au grand galop, tout en ruant et s'en- rechoquant de la manière la plus plai- ante du monde. Nouronihar et son Ca- ife, jouissoient à l'envi l'un de l'autre, de cet indigne spectacle; ils faisoient de grands éclats de rire, lorsque les vieillards tomboient avec leur monture dans le ruis- seau, et que les uns devenoient boiteux, d'autres manchots, d'autres brèche-dents, ou pis encore. On passa deux jours fort délicieuse- ment à Rocuabad, sans y être trouble par de nouvelles ambassades. Le troi- sième, on se remit en marche ; on laissa Schiraz à la droite, et on gagna une grande plaine d'où l'on découvroit, à l'ex- trémité de Thorison, les noirs sommets des montagnes d'Istakhar. A cette vue, le Calife et Nouronihar ne pouvant contenir les transports de leur aine, sautèrent de la litière en bas, et fi- mit des exclamations qui étonnèrent tous ( 176 ) ceux qui étoient à portée de les entendre. Allons-nous dans des palais rayonnans de lumière, se demandoient-ils l'un l'autre, ou bien dans des jardins plus délicieux que ceux de Sheddad ? — Les pauvres mortels ! c'est ainsi qu'ils se répandoient en conjectures ; l'abîme des secrets du Tout-Puissant leur étoit caché. Cependant les bons Génies qui veilloient encore un peu sur la conduite de Vathek, se rendirent dans le septième ciel au- près de Mahomet, et lui dirent: miséri- cordieux Prophète, tendez vos bras pro- pices à votre Vicaire, ou il tombera, sans ressource, dans les pièges que les Dives nos ennemis lui ont dressés : le Giaour l'attend dans l'abominable palais du few souterrein ; s'il y met le pied, il est perdu sans retour. Mahomet répondit avec in- dignation; il n'a que trop mérité d'être laissé à lui-même ; toutefois, je consens que vous fassiez encore un effort pour le détourner de son entreprise. Soudain un bon Génie prit la figure ( 177 ) d'un berger, plus renommé pour sa piété, que tous les derviches et les santons du pays ; il se plaça sur la pente d'une petite colline auprès d'un troupeau de brebis blanches, et commença à jouer sur un in- strument inconnu, des airs dont la tou- chante mélodie pénétroit l'ame, réveilloit les remords, et chassoit toute pensée fri- vole. A des sons si énergiques, le soleil se couvrit d'un sombre nuage, et les eaux cTujé petit lac plus claires que le crystal, devinrent rouges comme du sang. Tous ceux qui composoient le pompeux cortège du Calife furent attirés, comme malgré eux, du côté de la colline ; tous baissèrent les yeux, et restèrent consternés ; chacun se reprochoit le mal qu'il avoit fait: le cœur battoit à Dilara ; et le chef des eu- nuques, d'un air contrit, demancloit pardon aux femmes de ce qu'il les avoit souvent tourmentées pour sa propre satisfaction. Yathek et Nouronihar pâlissoient dans leur litière, et se regardant d'un œil ha- gard, se reprochoient à eux mêmes, l'un, N ( 178 ) mille crimes des plus noirs, mille projets dune ambition impie ; et l'autre, la déso- lation de sa famille, et la perte de Gul- chenrouz. Nouronihar croyoit entendre dans cette fatale musique, les cris de son père expirant, et Vathek, les sanglots des cinquante enfans qu'il avoit sacrifiés au Gi- aour. Dans ces angoisses, ils étoient tou- jours entraînés vers le berger. Sa physio- nomie avoit quelque chose de si imposant, que pour la première fois de sa vie, Vathek perdit contenance, tandis que Nouronihar se cachoit le visage avec les mains. La musique cessa ; et le Génie adressant la parole au Calife, lui dit : Prince insensé, à qui la Providence a confié le soin des peuples ! est-ce ainsi que tu réponds à ta mission ? Tu as mis le comble à tes crimes ; te hâtes-tu à présent de courir à ton châ- timent ? Tu sais qu'au-delà de ces mon- tagnes, Eblis et ses Dives maudits tiennent leur funeste empire, et séduit par un ma- lin fantôme, tu vas te livrer à eux ! C'est ici le dernier instant de grâce qui t'est ( 179 ) donné : abandonne ton atroce dessein, re- tourne sur tes pas, rends Nouronihar à son père qui a encore quelque reste de vie, détruis la tour avec toutes ses abomina- tions, chasse Carathis de tes conseils, sois juste envers tes sujets, respecte les Minis- tres du Prophète, répare tes impiétés par une vie exemplaire, et, au lieu de passer tes jours dans les voluptés, va pleurer tes crimes sur les tombeaux de tes pieux ancê- tres ! Vois-tu ces nuages qui te cachent le soleil ? Au moment que cet astre reparoî- tra, si ton cœur n'est pas changé, le tems de la miséricorde sera passé pour toi. Vathek, saisi de crainte et chancelant, étoit sur le point de se prosterner devant le berger qu'il sentit bien devoir être d'une nature supérieure à l'homme ; mais son orgueil l'emporta, et levant audacieuse- ment la tête, il lui lança un de ses terribles regards. Qui que tu sois, lui dit-il, cesse de me donner d'inutiles avis. Ou tu veux me tromper, ou tu te trompes toi-même : si ce que j'ai fait est aussi criminel que n 2 ( 180 ) tu le prétends, il ne sauroit y avoir pour moi un moment de grâce : j'ai nagé dans une mer de sang pour arriver à une puis- sance qui fera trembler tes semblables ; ne te flatte donc pas que je recule à la vue du port, ni que je quitte celle qui m'est plus chère que la vie et que ta miséricorde. Que le soleil reparoisse> qu'il éclaire ma car- rière, que m'importe où elle finira! En di- sant ces mots, qui firent frémir le Génie lui- même, Vathek se précipita dans les bras de Nouronihar, et commanda de forcer les chevaux à reprendre la grande route. On n'eut pas de peine à exécuter cet ordre ; l'attraction n'existoit plus, le soleil avoit repris tout l'éclat de sa lumière, et le berger avoit disparu en jettant un cri lamentable. La fatale impression de la musique du Génie, étoit cependant restée dans le cœur de la plupart des gens de Vathek ; ils se regardoient les uns les autres avec effroi. Dès la nuit même pres- que tous s'échappèrent, et il ne resta de ce nombreux cortège que le chef des eunuques, ( 181 ) quelques esclaves idolâtres, Dilara, et un petit nombre d'autres femmes, qui suivoient comme elle la religion des Mages. Le Calife, dévoré par l 'ambition de donner des loix aux intelligences téné- breuses, s'embarrassa peu de cette déser- tion. Le bouillonnement de son sang l'empêchant de dormir, il ne campa plus comme à l'ordinaire. Nouronihar, dont l'impatience surpassoit, s'il se peut, la sienne, le pressoit de hâter sa marche, et pour l'étourdir, lui prodiguoit mille ten- dres caresses. Elle se croyoit déjà plus puissante que Balkis, et s'imaginoit voir les Génies prosternés devant l'estrade de son trône. Ils s'avancèrent ainsi au clair de la lune jusqu'à la vue de deux rochers élancés, qui formoient comme un portail à l'entrée du vallon dont l'extrémité étoit terminée par les vastes ruines d'Istakhar. Presqu'au sommet de la montagne, on découvroit la façade de plusieurs sépul- cres de Rois, dont les ombres de la nuit augmentoient l'horreur. On passa par ( 182 ) deux bourgades presque entièrement dé- sertes. Il n'y restoit plus que deux ou trois foibles vieillards, qui, en voyant les chevaux et les litières, se mirent à genoux, en s'écriant : Ciel ! est-ce encore de ces fantômes qui nous tourmentent depuis six mois ? Hélas ! nos gens effrayés de ces étranges apparitions et du bruit qu'on en- tend sous les montagnes, nous ont aban- donnés à la merci des esprits malfaisans I Ces plaintes sembloient de mauvais au- gure au Calife; il fit passer ses chevaux sur les corps des pauvres vieillards, et arriva enfin au pied de la grande terrasse de marbre noir. Là, il descendit de sa litière avec Nouronihar. Le cœur palpi- tant et portant des regards égarés sur tous les objets, ils attendirent avec un tressaillement involontaire, l'arrivée du Giaour ; mais rien ne l'annonçoit encore. Un silence funèbre régnoit dans les airs et sur la montagne. La lune réfléchissoit sur la grande plate-forme l'ombre des hautes colonnes qui s'élevoient de la ter- ( 183 ) rasse presque jusqu'aux nues. Ces triste» phares, dont le nombre pouvoit à peine se compter, n'étoient couverts d'aucun toit; et leurs chapiteaux, d une architecture in- connue dans les annales de la terre, ser- voient de retraite aux oiseaux nocturnes, qui, alarmés à l'approche de tant de monde, s'enfuirent en croassant. Le chef des eunuques, transi de peur, supplia Vathek de permettre qu'on allu- mât du feu, et qu'on prît quelque nourri- ture. Non, non, répondit le Calife, il n'est plus tems de penser à ces sortes de choses ; reste où tu es, et attends mes ordres. En disant ces mots d'un ton fernie, il présenta la main à Nouronihar, et montant les degrés d'une vaste rampe, parvint sur la terrasse qui étoit pavée de carreaux de marbre, et semblable à un lac uni, où nulle herbe ne peut croître. A la droite, étoient les phares rangés de- vant les ruines d'un palais immense, dont les murs étoient couverts de diverses fi- gures ; en face, on voyoit les statues gi- ( 184 ) gantesques de quatre animaux qui tenoient du griffon et du léopard, et qui inspiroient l'effroi ; non loin d eux, on clistinguoit à la clarté de la lune, qui donnoit particulière- ment sur cet endroit, des caractères sem- blables à ceux qui étoient sur les sabres du Giaour ; ils avoient la même vertu de changer à chaque instant; enfin, ils se fixèrent en lettres arabes, et le Calife y lut ces mots: Vathek, tu as manqué aux conditions de mon parchemin ; tu méri- terois d'être renvoyé; mais en faveur de ta compagne et de tout ce que tu as fait pour l'acquérir, Eblis permet qu'on t'ouvre la porte de son palais, et que le feu sou- terrein te compte parmi ses adorateurs. A peine avoit-il lu ces mots, que la montagne contre laquelle la terrasse étoit adossée trembla, et que les phares semblè- rent s'écrouler sur leurs têtes. Le rocher s'entr'ouvrit, et laissa voir dans son sein un escalier de marbre poli, qui paroissoit devoir toucher à l'abîme. Sur chaque de- gré étoient posés deux grands cierges, sem- ( 1*5 ) Mablcs à eux que Nouronihar avoit vus dans sa \ iston, et dont la vapeur camphrée sYl. \<>it en tourbillon sous la voûte. Ce spectacle» an lieu d'effrayer la fille de PakreddÎD, lui donna un nouveau cou- rage; elle ne daigna pas seulement pren- dre congé de la lune et du firmament, et sans hésiter, quitta l'air pur de l'atmos- phère, pour se plonger dans des exhalai- sons infernales. La marche de ces deux impies, et<»it fière et décidée. En descen- dant à la vive lumière de ces flambeaux, ils s'admiroient Tun l'autre, et se trou- \ <»ient si resplendissait* qu'ils se croyoient t]c> intelligences célestes. La seule chose (jiii leur donnoit de l'inquiétude, c'étoit que les ^> ^ ' > » ^ Z3k ->> - j^fi: -— ■ > , ^: ":> V ■'"V, jV 3fJ oa> -#* it>fc> , \ii> > Jj "'^^^^ ^ B^^^-_ B^- — ^V^^^^^ ^ B* i^^^§3 ^"*2ff* Bgc~3i ~~" — V. z *^*<» \ -y >S3E» > ^ 7?- -3fe ' _jzjêê&*-> mm'» - , _. J»^ fâ^la>5iKî ^> > a^as i>^sg» ■> ■>» > ^fc ~~*^ " "^ gfc "V* > ^ ■ — ^> ' >>- ->3> j' -i» ^J»